dimanche 31 mars 2019

Ripostons avec Philippe Meirieu

Je voudrais parler ici du dernier ouvrage de Philippe Meirieu, La riposte. Le livre étant un condensé des positions pédagogiques prises par l’auteur au cours de sa vie, il ne s’agit pas d’en résumer le contenu qui pourrait au contraire faire l’objet d’infinis développements mais plutôt de livrer quelques éléments qui me semblent importants pour orienter l’action pédagogique d’aujourd’hui. Et puis je ne voudrais dissuader personne de la lecture directe du propos qui, comme toujours chez Meirieu, est d’une édifiante clarté.

I. les « antis » et les « hypers »

L’ouvrage peut être vu comme une tentative de redéfinition des finalités éducatives dans un monde désorienté par le « capitalisme pulsionnel » et qui ne sait plus quoi transmettre aux jeunes générations, ni comment s’y prendre pour le faire.
Philippe Meirieu consacre la première partie de son propos à répondre à ses détracteurs. Non pas par goût de la polémique, présume-t-on , mais plutôt parce que cela lui permet d’esquisser l’étroit passage dans lequel il compte cheminer pour articuler transmission institutionnelle et appropriation subjective des savoirs ; travail collectif et développement d’aptitudes individuelles ; visées sociétales et réponse aux aspirations personnelles. Articulations indispensables qui, nous le verrons, sont systématiquement absentes des modèles pédagogiques qu’il critique.
En effet, éprouvant la fragilité de toute pédagogie véritable, Meirieu se dit « sur la crête » entre les postures immuables des « antipédagos » d’une part et les certitudes dogmatisées des « hyperpédagos » d’autre part.
1. Pour les premiers, l’élève est responsable de l’assimilation des savoirs auxquels il est exposé. La capacité individuelle à répondre aux attentes de l’école détermine le mérite ; notion-clé censée légitimer l’inégalité des destins sociaux. La personnalité de l’élève, comme la construction du sujet sont ignorées ; l’enfant devant avant tout se conformer aux injonctions de l’institution et des adultes. L’effort, vu comme une saine souffrance (il n’est pas question de considérer le plaisir d’apprendre) est valorisé, notamment à travers la répétition mécanique et la mémorisation par cœur. Que cent ans de recherche en sciences de l’éducation aient démontré l’inefficacité et l’iniquité absolue de cette manière de procéder ne semble pas déranger ses partisans. Après tout, et comme le rappelle Philippe Meirieu, l’éducation n’est-elle pas une question de projet politique ? Le leur est clair : que les gagnants d’hier soient ceux de demain, c’est-à-dire maintenir et reproduire les hiérarchies sociales.
2. Les « hyperpédagos » sont des adversaires plus inattendus pour qui œuvre en faveur d’une pédagogie émancipatrice. Ils se retrouvent autour d’une vision idéalistei de l’enfant qui serait capable, pour peu qu’on lui en laisse la possibilité, de conduire seul son propre développement. Séduisant nombre de familles, cette conception masque cependant l’importance fondamentale de la stimulation éducative de la part d’adultes dans un milieu culturel prodigue. En l’absence de ces éléments, l’enfant risque d’être placé dans une incertitude anxiogène causée par l’absence d’un cadre éducatif lui permettant de s’approprier les savoirs et les attitudes nécessaires à son développement et à la vie collective. Il serait alors livré tout entier à des pulsions qu’il ne pourrait apprendre à maîtriser faute de médiation suffisante. C’est pourquoi une telle éducation, possible dans certains cadres familiaux à fort capital culturel, est inenvisageable à l’échelle collective car rien ne garantit que le milieu pourra et viendra effectivement compenser l’abstinence éducative de l’écoleii.
On pourrait logiquement conclure que les « hypers » et les « antis » sont diamétralement opposés. Sur le plan pédagogique, cela ne fait pas de doute. Mais ce qui a de quoi surprendre, c’est que Philippe Meirieu relève une alliance de circonstance entre les deux courants ; l’un et l’autre s’accommodant finalement très bien du capitalisme dans sa version néolibérale. Les « antis » n’y voyant aucune remise en cause des inégalités dites « naturelles » et des hiérarchies sociales quand les « hypers » profitent de l’opportunité de la montée de l’individualisme, de la dérégulation du système éducatif et de l’affaiblissement de l’Éducation nationale pour prospérer.

II. Les « neuros » ou la science sans conscience

Le tableau doit encore s’épaissir d’un nouvel acteur très en vogue : les neurosciences. « Neuros », pour les intimes. Mises sur un piédestal avec de nombreuses nominations au sein du Conseil Scientifique de l’Education nationale (CSE) jusqu’à sa présidence, les neurosciences entendent améliorer les pratiques éducatives par l’approfondissement de la compréhension du fonctionnement de notre cerveau. Noble intention mais qui, dans la forme qu’elle prend actuellement, n’est pas sans poser de graves problèmes déontologiques et philosophiquesiii.
1. Déontologiques car les neuroscientifiques les plus virulents, certains de la supériorité des sciences « dures », refusent de reconnaître la légitimité de leurs confrères des sciences sociales. Pratique pour ne pas être contredit ! Bien que leurs sciences soient encore balbutiantes, bien qu’ils n’aient à ce jour fait que confirmer les observations des pédagogues attentifs, bien que leurs résultats devraient être pris avec toute la prudence nécessaire, ils n’hésitent pourtant pas à prescrire « les bonnes méthodes » comme un médecin prescrirait des médicaments. Or, les sciences de l’éducation ont montré depuis longtemps qu’en matière de pédagogie, il ne pouvait y avoir de réponse unique à des problématiques aussi nombreuses et diverses qu’il existe d’enfants à instruire. Faut-il rappeler que c’est à la faveur d’un canevas infiniment complexe d’interactions intersubjectives que l’enfant intégrera peu à peu un monde humain, infiniment complexe lui aussi ? Croit-t-on qu’il soit possible d’éduquer sans se soucier de l’engagement personnel de l’élève dans sa formation ?
2. Philosophiques aussi car au nom de l’efficacité du système scolaire, les neurosciences – du moins leurs représentants les plus audibles – font complètement l’impasse sur les finalités éducatives et sociales de l’enseignement. Tout discours sur les visées de l’éducation est immédiatement accusé de sacrifier la réussite de l’enfant au profit d’une idéologie coupable. Or, il n’est pas d’éducation qui ne soit politique. Voulons-nous une éducation pour tous où chacun aurait la chance de se construire et de s’épanouir en tant que personne et citoyen ? Ou plutôt une éducation élitaire visant la sélection des plus compétents au service de la machine économique ? Aucune science ne peut répondre à ce genre de dilemme. Ce refus d envisager le contenu d’une politique éducative est au mieux un aveuglement dû à une conception positiviste des sciencesiv ; au pire une stratégie mûrie pour entraîner le système éducatif dans l’ère néolibérale. Or, si les sciences peuvent répondre à la question « comment ça marche ? », elle ne peuvent suffire à prescrire les grandes orientations sociétales qui sont nécessairement définies collectivement, c’est-à-dire par des choix politiques. Pour le dire clairement, il est impossible de piloter le système éducatif comme on mène une expérience de laboratoire.

III. La riposte

De fait, le pouvoir en place s’appuie pêle-mêle sur les trois pôles « antis », « hypers » et « neuros » pour faire avancer son projet de déconstruction de l’école publique. C’est à peu près comme ça que le ministère peut « en même temps » s’adjoindre le soutien de l’opinion, fermer des classes, remplacer des fonctionnaires par des contractuels sans formation, multiplier les évaluations, favoriser la concurrence entre établissements, imposer des algorithmes de tri social faisant office d’orientation, baîlloner l’expression enseignante, faire pression pour rendre des méthodes obligatoires...etc.
On le voit, pour les défenseurs d’une école publique de qualité, le paysage éducatif semble tout entier fait de vents contraires. Comment dès lors « riposter » ?
Tout d’abord, en assumant de se placer « dans l’arène ». C’est le titre de la seconde partie du travail de Philippe Meirieu. Comme ce dernier le rappelle : « il nous suffirait [...] de céder sur nos ambitions pour que l’échec ne soit plus un problème ». Le combat des défenseurs des intérêts de l’enfant ne peut donc se limiter au controverses universitaires.
Ensuite, en n’oubliant pas d’où l’on vient. L’auteur entend rester dans la visée du rapport Langevin-Wallon qui, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, défendait l’idée de :
« l’école unique pour la structure, l’école nouvelle pour la pédagogie ».
C’est en effet dans le sillage de la l’Éducation Nouvelle – dont la somme immense des expérimentations devrait être mis à disposition de tous les enfants – que Philippe Meirieu tente de définir le cadre d’une éducation ambitieuse pour notre temps. Il s’appuie entre autres sur la pédagogie Freinet qui, en combinant travail coopératif et expression libre des enfants, articule avantageusement « part du maître » et place de l’élèvev.
Enfin, en ayant les idées claires sur les buts poursuivis. Philippe Meirieu souhaite redéfinir les finalités éducatives sans lesquelles le système agit en aveugle. Il les résume ainsi : 
« former des sujets capables de résister à la toute-puissance pulsionnelle, d’oser penser par eux-mêmes, et de s’engager ensemble dans la construction démocratique du bien commun ».
Pour ce faire, il se prononce pour une différenciation des apprentissages permettant à chacun, selon son rythme et ses modalités propres, d’explorer et d’approfondir les notions au programme en les restituant dans toute leur complexité. Ceci permettrait de sortir clairement de l’illusion de la classe homogène qui, selon Philippe Meirieu, est un égalitarisme du pire. L’auteur préconise également un travail de groupe exigeant pour chacun, un enseignement pluridisciplinaire permettant de relier les savoirs entre-eux pour une véritable compréhension du monde, la pratique du conseil d’élèves, le contact avec les grandes œuvres culturelles, le débat philosophique, etc.
Finissons en élargissant le focus. La pédagogie n’est pas à négliger. Elle fait l’objet d’une attention constante des enseignants et des acteurs du monde de l’éducation soucieux de construire une école qui, à défaut d’égalité des chances, donne toutes ses chances à chaque enfant. Mais il faut aussi bien voir combien l’environnement social pèse sur les trajectoires de vie. Gardons-nous certes de tout déterminisme qui ne ferait que rajouter le fatalisme de l’éducateur sur une liste déjà trop longue d’obstacles entravant le parcours des enfants issus des classes populaires. Rappelons simplement que l’action pour changer l’école ne peut se concevoir qu’en lien avec l’action pour changer la société toute entière, comme l’illustre cette phrase lourde de sens de Makarenko :
« L’enfant est malade, soignez le milieu ».

i Au sens où l’idée prime sur la réalité objective.
ii Ces courants sont principalement concentrés au sein des écoles hors-contrats et de l’instruction en famille (ce qui ne veut pas dire que leur surface d’influence recoupe exactement ce périmètre). On peut s’interroger sur les impacts sociaux de leur développement. Se soustraire au système éducatif ne porte-t-il pas la marque dangereuse d’un repli clanique ou familialiste d’une partie de la population qui entend profiter des apports du travail socialisé sans contrepartie, ne serait-ce que celle du partage des richesses culturelles au sein d’une école ouverte à tous et à toutes les bourses ?
iii Voir mon précédent article Lecture, une question d’appropriation. https://zebrequiveille.blogspot.com/2019/01/lecture-une-question-dappropriation.html
iv C’est-à-dire que les sciences porteraient en elles-même la vérité.

v Ceci revient presque à énoncer une évidence : comme toute institution, l’école ne peut être fondée que sur la libre adhésion de ses acteurs (enfants, parents, enseignants, citoyens…), ce qui suppose en retour deux choses : 1/ que chacun puisse s’y inscrire pour y poursuivre des buts personnels. 2/ Qu’en même temps, elle soit en capacité de faire vivre une visée collective dans laquelle les individus puissent se projeter et par là, se dépasser.