mardi 20 novembre 2018

Pourquoi la méthode naturelle de lecture écriture ?

     
  

      Vous trouverez ici un travail datant de janvier 2018 réalisé au sein du groupe Freinet 92 traitant de la Méthode naturelle de lecture-écriture (MNLE)    
       


         Contexte

La nomination de Jean-Michel Blanquer à la tête du ministère de l’Éducation nationale pourrait marquer un virage important dans l’approche de la lecture. Très proche du think tank libéral de l’Institut Montaigne[1], tout comme le neuroscientifique Stanislas Dehaene qu’il vient de nommer président du conseil scientifique de l’Éducation nationale, il porte une vision de la lecture qui se résumerait à des compétences techniques de déchiffrage associées à une bonne assise en vocabulaire. C’est tout le sens du message qu’il a délivré en opposant dans la presse les méthodes dites « syllabiques » et « globales »[2]. Si l’on suit les recommandations de Stanislas Dehaene, l’apprentissage de la lecture se résumerait en une progression assez simple et linéaire[3] :

-       Apprentissage des lettres et des sons en maternelle,
-       Découverte des correspondances graphophonologiques dans un ordre croissant de difficulté au CP,
-       Lecture de textes réduits aux seuls phonèmes étudiés.

C’est une vision très restreinte de l’acte de lecture où il suffirait d’étudier les correspondances graphophonétiques pour être lecteur. Cette conception qui se veut à la pointe de la recherche scientifique n’apporte comme solution aux difficultés en lecture rencontrées par un élève sur cinq qu’une méthode syllabique traditionnelle, rhabillée du prestige des neurosciences. Que ces préconisations soient, de l’aveu-même de ses promoteurs déjà appliquées dans la majorité des écoles depuis le milieu des années 1990 ne semble pas les perturber outre mesure. Le problème résiderait ailleurs ; dans la survivance de pratiques issues de la méthode globale qui empêcherait les élèves d’apprendre à lire.

Or l’étude PILS dont les résultats ont été dévoilés récemment montre une tout autre réalité[4]. Ce n’est pas sur les compétences techniques de décodage que butent les élèves français (ils obtiennent dans ce domaine des résultats corrects) mais bien sur la compréhension fine de textes et notamment les implicites. Ni le ministre ni le président du conseil scientifique n’ont pris soin de préciser cela dans leur communication…

Pour notre part, nous nous gardons bien d’apporter des solutions toutes faites. Nous savons comme l’origine sociale pèse sur le parcours scolaire de nos élèves. Le meilleur des enseignants, armé de la meilleure des pédagogies ne pourrait, à lui seul, changer la société. Cependant, nous continuons à nous appuyer sur l’incroyable énergie de nos élèves et sur les fondements de la Pédagogie Freinet pour construire une école émancipatrice, donnant du sens aux savoirs qu’elle transmet et qui laisse toute sa place à l’expression et aux productions des enfants.
A ce titre, il convient de rappeler en quoi la méthode naturelle de lecture-écriture (MNLE), sans nier la nécessité de son actualisation permanente, peut répondre aux difficultés de lecture de nos élèves.

        Donner du sens à l’apprentissage de la lecture

La méthode syllabique telle qu’elle est pratiquée à l’heure actuelle conduit les enseignants à construire des situations artificielles. C’est particulièrement vrai pour tout le travail préparatoire à la lecture en maternelle (apprentissage des lettres et surtout phonologie) dans lequel l’enfant n’a pas conscience qu’il apprend à lire et ne peut pas clairement identifier le sens de son travail. En élémentaire, ce sont surtout les activités de décodage non reliées à la lecture de textes porteurs de sens qui sont problématiques (textes appauvris par les exigences du décodage, absence de travail en littérature ou autour d’écrits sociaux). Ceci dure pendant les 3 ou 4 années de l’apprentissage de la lecture. Il y a dès lors un risque que l’enfant oublie les finalités de la lecture : plaisir de lire, d’apprendre et de comprendre, utilité sociale de l’écrit, augmentation de sa puissance d’agir par l’écriture… Évidemment, les plus pénalisés sont les enfants issus de familles entretenant un rapport distant avec l’écrit (allophones, classes populaires).

Il faut donc s’appuyer sur le sens des activités de lecture-écriture pour soutenir la motivation à apprendre et ne pas couper l’enfant du sens des activités scolaires. Par exemple :
-           Ne pas délaisser les lectures offertes et le travail autour de la littérature qui est souvent mis entre parenthèses au cycle 2 ;
-           Lire et utiliser des textes qui sont dignes d’intérêts : littérature, écrits sociaux, correspondance…
-           Et surtout, faire produire des textes individuels ou collectifs ; ce qui a l’avantage d’être à la fois très exigeant sur le plan de la langue et une source d’expression de l’élève dans la classe.

En MNLE, nous essayons de renverser « l’entonnoir » de la lecture. Au lieu de passer de longs mois à découvrir le fonctionnement du code alphabétique sans que l’enfant puisse avoir accès au sens de textes dignes d’intérêts, nous travaillons d’emblée sur des textes porteurs de sens, écrits individuellement ou collectivement par les enfants dans la classe. Ces textes dits « de référence », connus par cœur comme des poésies par les enfants, sont le support d’un important travail d’analyse de la chaîne écrite (non maîtrisée) qui est mise en relation avec la chaîne orale (connue). Ainsi l’élève peut affiner progressivement sa perception de la langue écrite : du texte pris comme une globalité, il découvrira et appréhendera des unités plus petites allant des groupes de sens jusqu’aux phonèmes en passant par les mots et les syllabes. Selon André Ouzoulias, « c’est bien l’écriture de textes qui permet le mieux de comprendre, de manière active et accélérée, comment marche l’écrit »[5].
Il va donc de soi que les détracteurs de la MNLE qui l’accusent de ne pas enseigner le code sont soit ignorants, soit malhonnêtes. Ce n’est d’ailleurs pas un approche « globale » de la lecture mais une approche « analytique »[6].




        Les élèves, peu à l’aise avec les phonèmes

Selon André Ouzoulias, 25 à 50% des élèves ne parviennent pas à isoler les phonèmes de la langue à l’entrée au CP[7]. Ils ne peuvent donc pas entrer dans un apprentissage de la lecture selon la méthode syllabique. Ce sont évidemment les consonnes qui posent problème car comme leur nom l’indique, elles ne sonnent pas toutes seules ! Pourquoi alors s’évertuer à les faire identifier isolées ?

Il ressort de cela deux choses importantes : 
-           Au-delà d’un certain point, la conscience phonologique ne progresse qu’en lien avec l’observation de la chaîne écrite[8].
-           C’est la syllabe et non le phonème qui est l’échelle pertinente d’analyse de la langue en GS et en cycle 2[9] (100% des élèves savent identifier une syllabe en frappant dans les mains ; même résultat sur des tests phonologiques passés sur des illettrés[10]).

        Le français, langue orthographique[11]

La langue française n’est pas entièrement organisée selon un principe phonologique comme cela peut être le cas dans d’autres langues (italien). C’est une langue à forte dimension orthographique[12] ; c’est-à-dire que le sens y est fortement lié à l’orthographe des mots. C’est pourquoi il est difficile pour le lecteur expert d’accéder au sens du texte suivant dont l’orthographe des mots a été modifié :

Scie tue buche toux lait jour six tares, thon fisse nœud verrat plu ça maire

Autre exemple. Dans les homophones suivants, c’est bien l’orthographe qui détermine le signifiant et non le son :

mer     maire     mère

Bien lire le français, c’est donc avoir construit un dictionnaire orthographique de la langue et ne pas se contenter de compétences en décodage/encodage. C’est-à-dire acquérir une excellente orthographe car orthographe et compréhension sont très fortement liées en français. Pour preuve, un bon décodeur aura tout de même du mal à accéder au sens du texte suivant :

     Le klyan pri une bèl emrôd den sa min é, paciaman l’opserva d’in euil ki parècè ceului d’in ekspèr.

Ici, le lecteur expert est obligé de phonétiser à l’image d’un excellent décodeur de cycle 2. Ce travail accapare une grande partie de ses facultés mentales et nuit à l’accès au sens. Ne pas effectuer un travail rigoureux d’orthographe dès l’entrée dans l’apprentissage de la lecture, c’est prendre le risque de former des lecteurs peu performants qui auront du mal à accéder au sens des écrits rencontrés. 

Autre argument, près de 80% des mots de la langue française sont des dérivés morphologiques[13]. Une bonne assise orthographique permet donc de lire et d’accéder rapidement au sens d’un nombre très important de mots.

        Des compétences-clés à travailler

Comme le souligne Ouzoulias, l’enfant qui apprend à lire avec le B-A-BA devra parcourir, le plus souvent par ses propres moyens, un long chemin pour dépasser cette tactique laborieuse. Sans exclure le décodage dans certaines situations, la MNLE entend offrir la possibilité aux enfants de développer une pluralité de stratégies de lecteur.  

L’exemple suivant rapproche le lecteur expert d’une situation où l’enfant n’a que le décodage terme à terme pour lire. En effet, les phrases suivantes sont écrites de droite à gauche. Le lecteur n’a donc plus aucun repère orthographique et doit se contenter du décodage.

? elbmesne sli-tneiardneiv   ←
.ruetnahc sius ej          ←

On comprend la difficulté qu’il y a à accéder aux mots et à comprendre dans cette situation. C’est pourquoi d’autres compétences sont nécessaires à l’enfant pour devenir un lecteur expert.


         Les 3 compétences-clés du lecteur expert :

o   Repérer des analogies
Dans oignonades, on reconnaît le radical /oignon/. d’emblée, nous prononçons [oɲonad] et non [waɲonad]. Ici c’est bien notre dictionnaire mental qui nous permet de lire correctement le mot. Aucun appui phonétique ne nous vient en aide pour déterminer /oi/ en tant que [o].
o   Reconnaître des syllabogrammes / découper des mots en syllabes
La lecture du pseudo-mot ci-dessous nous est aisée alors même que nous ne l’avons jamais rencontré. Ceci est dû à notre capacité à découper les mots en syllabes à partir de la reconnaissance de syllabes familières (à repérer des syllabogrammes).
exemples : salminoutri   le lecteur expert sait immédiatement segmenter ce mot en syllabes familières sal-mi-nou-tri. Or, plusieurs problèmes pourraient se poser à un élève seulement décodeur : [sal] ou [zal] ? [min] ou [mɛ̃] ? [no] ou [nu] ?
o   Conversion grâce aux correspondances graphophonétiques (décodage)
C’est la stratégie la moins utilisée par le lecteur expert car la moins fiable. Elle est restreinte aux mots déroutants pour lesquels les deux stratégies précédentes n’ont pas fonctionné.

A ces trois compétences, nous pourrions ajouter la capacité à déduire des mots ou du sens à partir du contexte de lecture. C’est une stratégie elle aussi peu fiable mais qui a le mérite de maintenir le lecteur dans la recherche de compréhension.

Dans une démarche analytique, l’usage de l’analogie prend une place importante. Elle permet de repérer des structures récurrentes de la langue, d’affiner la compréhension du fonctionnement de l’écrit et soutient la capacité à découper les mots en syllabes.

Par exemple, un enfant rencontre le mot suivant. Comment l’analyser ?

 laine  

Le  décodage linéaire donnerait [lainə]… problème, ça n’existe pas !
       Comment découper le mot ?
o   la – i – ne [lainə]
o   la – in – e [laɛ̃ə]
o   lain – e     [lɛ̃ə]
o   lai – ne     [lɛnə]

Le fonctionnement par analogie consiste à trouver un mot ou des mots connus qui contiennent une partie du mot recherché pour le déduire par comparaison. Par exemple :

Tiphaine
semaine
chaîne
marraine
fête foraine

Ici, la partie /aine/ est reconnue dans chacun des mots comme se prononçant [ɛnə]. Par analogie, le mot recherché sera L + AINE c’est-à-dire [lɛnə]. Dans tous les mots « c’est comme » dans /laine/.
Non seulement ce travail permettra de lire facilement d’autres mots contenant /aine/ mais il participe aussi de la capacité à segmenter les mots en syllabes car l’analyse débouche implicitement sur une syllabe du type CONSONNE + AINE, ce qui pourra être utile à l’avenir.


 Le lecteur attentif opposera peut-être ici que l’enfant aurait pu se référer à /la/ comme dans /lapin/ et à /ine/ comme dans /chine/. Il faut dès lors concevoir cet obstacle comme une opportunité de déduire de nouvelles règles implicites sur la langue. Par exemple : « il est très rare que deux voyelles se trouvent côté à côte dans deux syllabes différentes » ou plus simplement « il est très rare de rencontrer [ai] sauf dans des mots comme /maïs/ ou dans /naïf/ mais dans ce cas, le « i » comporte un tréma ». Ainsi, on perfectionne les capacités de segmentation de l’élève.
Dans tous les cas, ignorer la complexité d’un fait orthographique n’est absolument pas une solution. Il faut à chaque étape accompagner l’enfant dans ses découvertes et ne pas laisser au hasard ou à la chance le soin de lui permettre de devenir un lecteur performant.


        Conclusion

Vous aurez trouvé dans ce document une description rapide, imparfaite et lacunaire de ce qu’est la méthode naturelle de lecture écriture et de son intérêt dès lors que l’on souhaite faire de ses élèves des lecteurs performants. Si vous souhaitez en apprendre plus sur cette méthode ou sur la pédagogie Freinet, nous vous recommandons vivement de rejoindre le groupe ICEM – pédagogie Freinet de votre département (coordonnées sur www.icem-pedagogie-freinet.org/). La lecture des quelques ouvrages cités vous permettra également d’approfondir la réflexion.








[1] Éducation : le libéral Institut Montaigne, maître à penser de Macron ; Ismaël Halissat ; Libération du 7.06.2017
[2] Le ministre de l’éducation lance la rentrée par une polémique sur la lecture ; Le Monde du 28.08.2017
[3] Les neurones de la lecture ; Stanislas Dehaene ;2007 ; Odile Jacob ; pages 302 à 304.
[4] PIRLS : Blanquer à côté de la plaque ; François Jarraud ; café pédagogique ; 06.12.2017
  Interview de Claude Lelièvre ; l’Humanité Dimanche ; 11.12.2018
[5] Lecture écriture Quatre chantiers prioritaires pour la réussite ; André Ouzoulias ; 2014 ; Retz ; page 19.
[6] Apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte ; Danielle de Keyzer ; 1999 ; Retz ; pages 23 à 25.
[7] Lecture écriture Quatre chantiers prioritaires pour la réussite ; André Ouzoulias ; 2014 ; Retz ; page 11.
[8] Ibid. page 14 et 15.
[9] Ibid. page 16.
[10] Les neurones de la lecture ; Stanislas Dehaene ;2007 ; Odile Jacob ; pages 268 et 269.
[11] Pour la suite du document : démarche et exemple selon André Ouzoulias.
[12] Apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte ; Danielle de Keyzer ; 1999 ; Retz ; préface.
[13] Lecture écriture Quatre chantiers prioritaires pour la réussite ; André Ouzoulias ; 2014 ; Retz ; page 33.