mardi 20 novembre 2018

Célestin Freinet, Un pédagogue en Guerres 1914-1945



 Article publié initialement en avril 2018

Dans un livre paru récemment, l’historien Emmanuel Saint-Fuscien réexamine le parcours de Célestin Freinet à la lumière de ses expériences de guerre. Si la démarche est parfois fructueuse, elle comporte également son lot de limites et d’écueils.


Que doit Célestin Freinet à la guerre ?

À partir de recherches dans les archives départementales des Alpes-Maritimes et des Hautes-Alpes, Emmanuel Saint-Fuscien tente de cerner ce que la guerre a pu avoir d’influence sur le parcours de Célestin Freinet. L’apport de l’ouvrage est de montrer que l’expérience de la guerre n’a pas uniquement servi de contre-modèle mais qu’elle a pu porter en elle-même certaines ressources pour la pensée et l’action du pédagogue. Deux exemples me semblent significatifs :

1.    Le tout jeune aspirant Freinet, mobilisé en janvier 1916, vit très mal les relations d’autorité qu’il entretien avec ses supérieurs hiérarchiques. Ces derniers l’humilient à plusieurs reprises en « l’engueulant » devant ses hommes et en ne lui accordant pas une promotion pourtant logique pour un aspirant. Mais au sein-même de l’armée, Freinet découvre également une toute autre forme d’autorité. Au front, la hiérarchie se départit de formalisme et se trouve davantage guidée par l’urgence et les nécessités organisationnelles de la guerre. Un ordre issu des contraintes de l’action se substitue à l’obéissance aveugle (page 104). Or, c’est exactement ce que défendra Célestin Freinet lorsqu’il endossera ses habits de pédagogue : 
« Il faudrait comme pour l’armée un raz-de-marée […] qui donne à l’initiative et à l’ingéniosité le pas sur la forme des mots, la rigidité des gestes et le prestige de l’autorité. […]  Il faut l’aventure de la vie »[2].
2.    Emmanuel Saint-Fuscien montre que les pratiques scolaires se transforment profondément durant la Première Guerre mondiale. L’école fait davantage appel à l’action de l’élève et se tourne vers les activités manuelles. On suit le conflit par la lecture du journal, on écrit des lettres aux soldats, on soutient l’effort de guerre (collectes, tombolas, jardinage, tricot…), on partage les deuils, etc. Maîtres et élèves sont liés par l’expérience de la guerre. Les relations d’autorité sont transformées[3], la place de l’école dans la société évolue. Or, il se trouve que cette « pédagogie de guerre » rassemble bon nombre de principes défendus par l’Éducation Nouvelle, mais restés jusque-là confidentiels. Alors qu’il est de coutume de considérer qu’à la sortie de la guerre une aspiration générale à la paix et à un monde plus fraternel a poussé les pédagogues à repenser leurs pratiques pédagogiques, l’auteur démontre que l’effort de guerre a de lui-même introduit d’importantes transformations pédagogiques (page 87) Freinet s’inscrit pleinement dans cet élan transformateur d’après-guerre.

 

Les limites d’une focalisation sur la guerre


Si comme nous l’avons vu, la démarche d’Emmanuel Saint-Fuscien est éclairante, il faut cependant en noter les limites qui sont de deux ordres. 

Premièrement, la pertinence de l’étude semble se borner à la Première Guerre mondiale. C’est dans son expérience de soldat et dans le contexte historico-éducatif de l’après-guerre que Freinet a pu puiser des ressources pour inventer de nouvelles manières d’être et de travailler dans la classe. La tentative de l’auteur d’englober la totalité du parcours de Célestin Freinet dans une logique de guerre apparait peu convaincante et mêle diverses expériences dont on peine à trouver la cohérence : « guerre scolaire » contre l’extrême droite, soutien aux républicains dans la guerre civile espagnole, internement et résidence surveillée durant la Seconde Guerre mondiale. Surtout, il semble que ces « guerres » n’aient pas eu d’influence profonde sur une pédagogie qui a opéré ses principales transformations depuis l’année scolaire 1926-1927[4] et qui se passe de conflictualité pour « faire pour de vrai ».

Deuxièmement, en se focalisant sur la guerre, l’auteur prend le risque de lui donner une importance démesurée et de tordre le parcours et l’œuvre de Célestin Freinet. Deux sources d’influences majeures ne sont pas examinées pour elles-mêmes[5] : le mouvement de l’Éducation Nouvelle et l’engagement militant de Freinet au sein de la CGTu[6] puis du parti communiste à partir de 1926. Or, Le parcours de Célestin Freinet ne s’explique que très imparfaitement sans prendre en compte ses engagements intellectuels et politiques. Pourquoi prolonger les formes de travail et d’autorité issues de la « pédagogie de guerre » au-delà des nécessités de l’effort de guerre ? Ne serait-ce pas ses convictions politiques et pédagogiques qui empêchent Célestin Freinet d’effectuer un retour à la normale pédagogique comme il semble s’effectuer dans la majorité des cas ?[7] Où Freinet puise-t-il l’idée d’imprimer des textes dans sa classe ? Dans l’admiration - d’ailleurs fort peu étayée[8] - qu’il nourrirait pour une autre machine (le fusil mitrailleur) ou chez certains de ces contemporains de l’Éducation Nouvelle qui publient dès 1922[9] ? D’où vient l’importance accordée par Freinet à la coopération dans la classe ? De ses formations de chef de demi-section ou d’une vision marxiste qui entend changer les rapports de production pour changer la société ? Il n’est pas question ici d’apporter des réponses tranchées mais simplement de montrer combien d’autres pistes peuvent sembler plus fécondes.

 

L’enjeu vivant de la pédagogie Freinet


Mais pourquoi s’attacher à critiquer un travail qui, comme l’écrit son auteur, « ne s’intéresse que de biais aux pratiques pédagogiques de Freinet » (page 10) ? L’œuvre de Célestin Freinet était un objet de lutte de son vivant-même et il faut le dire : elle le reste pleinement aujourd’hui. Qu’est-ce qui a poussé cet instituteur de campagne à consacrer sa vie à l’invention et à la diffusion de pratiques pédagogiques révolutionnaires au sein de l’austère école républicaine ? Sur quelles ressources s’est-il appuyé pour transformer la classe, avec quelles visées ? Quelles significations cette œuvre prend-elle dans le monde d’aujourd’hui ? Ces questions n’ont rien d’anodines dans le contexte actuel, marqué par une confusion des buts poursuivis par notre mouvement et par les menaces croissantes de récupération libérale et/ou marchande de l’œuvre de Célestin Freinet. Il nous faut donc nous prémunir contre tout ce qui pourrait tordre la vie en l’engagement de Célestin Freinet. Ce n’est pas le dessein que nous prêtons au travail d’Emmanuel Saint-Fuscien mais nous constatons qu’il est utilisé en ce sens dans des médias proches des milieux religieux[10] et dans d’autres d’extrême droite[11]. C’est également Emmanuel Saint-Fuscien que France Culture choisit pour parler d’une pédagogie qui n’est considérée qu’à travers le prisme de la guerre[12]. Même le site Question De Classe[13]a publié un entretien avec l’auteur dénué de toute approche critique.

Il est au contraire indispensable de maintenir la pédagogie Freinet dans sa visée historique et sa pleine portée politique. Un tel travail a déjà été entamé[14] en ce sens. Souhaitons-lui de rencontrer autant d’audience que l’ouvrage dont il est question dans ces lignes.


[1] Emmanuel Saint-Fuscien ; Célestin Freinet, un pédagogue en guerres 1914-1945 ; Perrin ; 2017.
[2] Célestin Freinet dans Les Dits de Mathieu cité page 103, 104.
[3] Bien que sur la question d’un changement du rapport d’autorité, Guy Goupil émette des doutes dans une critique très détaillée de l’ouvrage dont il est ici question. Guy Goupil ; Célestin Freinet, un pédagogue en guerres d’Emmanuel Saint-Fuscien ; asso-amis-de-freinet.org ; octobre 2017.
[4] Année du lancement du bulletin L’imprimerie à l’école et du premier congrès international de l’imprimerie à l’école.
[5] Il n’est pas question de le reprocher à l’auteur, il dresse lui-même les limites de son étude : « n’ayant regardé que la guerre, nous n’avons vu qu’elle. […] la guerre ne fût pas le seul déterminant, loin s’en faut » page 195. Mais de notre point de vue, il n’est pas inutile de mettre ce fait en évidence lorsque l’on souhaite comprendre la mécanique véritable de la démarche de Célestin Freinet.
[6] Confédération Générale du Travail unitaire (minoritaire dans l’éducation).
[7] Se référé à l’article de Guy Goupil déjà cité.
[8] L’auteur n’exhume qu’une citation de Freinet qui décrit le fusil mitrailleur comme « une belle arme » page 58.
[9] On pense ici à l’action de Roger Coussinet pour la diffusion de textes enfantins. Cf Laurent Guiterrez ; L’Oiseau bleu : histoire d’une revue rédigée par des enfants pour des enfants (1922-1929) ; Le Télémaque n°32.
[10] Célestin Freinet en chef de guerre ; la-croix.com ; 26/10/2017. Il n’est pas anodin que l’entretien soit réalisé par Jean-Pierre Rioux qui a déjà tenté d’annihiler la portée révolutionnaire de l’œuvre de Jean Jaurès. Cf Jean-Pierre Rioux ; Jean Jaurès ; Perrin (sic) ; 2005. 
[11] Célestin Freinet, un pédagogue en guerre, par Emmanuel Saint-Fuscien ; breizh-info.com ; novembre 2017.
[12] Guerres et Education nouvelle ; La fabrique de l’Histoire sur France Culture ; 29/11/2017 dans le cadre d’une série consacrée aux pédagogies nouvelles.
[13] Les rencontres de N’autre école : Célestin Freinet, « un pédagogue en guerre » ; questiondeclasses.org ; 01/02/2018.
[14] Entre autres à travers le recueil de textes Célestin Freinet ; Le maître insurgé, articles et éditoriaux 1920-1939 ; éditions Libertalia ; 2016.