mardi 20 novembre 2018

Lettre ouverte au SNUipp



Vous trouverez ici ma lettre ouverte en date du 1er juin 2018 en réaction à un article paru dans Fenêtres sur cours, revue nationale du SNUipp.

Le 1er juin 2018,

Je me permets de réagir par lettre ouverte à l’article Daniel, Valérie, Rémi, Colette et… Jean-Michel (non signé) paru page 16 du numéro 446 de fenêtres sur cours, revue syndicale du SNUipp.


Dans cet article, vous (le SNUipp) renvoyez dos-à-dos comme deux dogmes symétriques la méthode syllabique défendue par le ministre actuel et la méthode naturelle issue de la pédagogie Freinet[1]. À la fois adhérent du SNUipp 92 (j’avais ma carte avant d’effectuer ma première rentrée) et militant de la pédagogie Freinet, je ne vous cache pas le malaise dans lequel m’a plongé cette petite phrase peu anodine. En toute amitié mais aussi en toute franchise, je souhaite m’en expliquer.


Tout d’abord, abordons l’état d’esprit général des querelles actuelles. Comme vous le rappelez, Il y a d’un côté un ministre porteur d’une volonté d’imposer les « méthodes qui ont fait leurs preuves » à l’exclusion de toutes les autres. Il ne vous a pas échappé que les fondements scientifiques de cette méthode sont plus que discutables (Goigoux, p.19). De l’autre, des techniques pédagogiques élaborées empiriquement et coopérativement par plusieurs générations d’enseignant-e-s qui n’ont eu cesse de les faire évoluer en les adaptant aux données sociales et scientifiques de leur temps. Loin de la pédagogie Freinet les postures figées et la remise en cause de la liberté pédagogique ! Si, comme vous l’affirmez, nous sommes en présence de deux « chapelles », force est de constater qu’elles ne sont pas de même nature.


Il y aurait aussi à dire sur l’éternelle opposition entre syllabique et globale (ou méthode analytique) que vous validez en défendant un juste milieu, celui des « méthodes mixtes ». Une meilleure compréhension de ce qu’est la méthode naturelle vous conduirait à envisager différemment les choses. Voici ce qu’en dit Daniel de Keyzer : « [la méthode naturelle] se situe en dehors et au-delà de ce débat. La spécificité de la méthode naturelle de lecture-écriture est qu’elle traite en interaction constante le sens et le code » … quand les autres méthodes (syllabique, syllabique « radicale », mixte) ne le permettent pas, ou mal, au détriment d’une approche prenant en compte toute la complexité de l’acte de lecture.



Mais par soucis de brièveté, j’en viens au cœur du problème posé par l’article. Les enseignants choisiraient des « méthodes mixtes » par « pragmatisme » et « efficacité ». Faut-il encore savoir de quelle efficacité nous parlons. Les auteurs du livre La nouvelle école capitaliste[2], membres de l’institut de recherche de la FSU, n’ont-ils pas montré combien a pris corps le projet politique d’une école façonnée selon les exigences de l’économie néolibérale ? La traduction la plus claire qui soit est la généralisation de l’évaluation - par compétences – et le recours de plus en plus précoce et de plus en plus systématique à la sélection. A l’heure du LSU et de Parcours-sup, qui peut le nier ? Comprenons-nous : si l’objectif de l’école est d’acquérir le plus rapidement possible des compétences techniques de déchiffrage suffisantes pour s’insérer sur le marché de l’emploi et réserver la lecture de textes enrichissants à une élite, peut-être bien que les méthodes mixtes, très majoritairement appliquées dans l’école française, sont « efficaces ». C’est ce que tendrait à montrer la récente étude PIRLS (citée page 14) : une majorité d’élèves sont en capacité de décoder mais rencontrent des difficultés en compréhension.



Pour sa part et sans autre prétention que de s’y engager résolument, la pédagogie Freinet a choisi un autre chemin. Celui d’une école permettant aux enfants de travailler coopérativement à leur développement et à leur épanouissement, loin de toute instrumentalisation politique et économique. C’est ce qui nous conduit chaque jour à utiliser des textes porteurs de sens, le plus souvent rédigés par les enfants eux-mêmes afin qu’ils puissent s’approprier la culture écrite comme instrument d’émancipation. On peut ne pas adhérer à ces fins, c’est le droit de chacun. Je me sens cependant en droit d’attendre de la part de mon syndicat, qui se donne pour objectif de « transformer l’école pour permettre à tous de réussir »[3], une autre considération que celle qui m’enferme dans un rôle d’épouvantail aux méthodes ni pragmatiques, ni efficaces, c’est-à-dire inopérantes.



À bon compte, de tels affirmations flattent une large partie des professeur-e-s des écoles. Elles leur envoient un signal positif les confortant dans leurs pratiques. À court terme, le SNUipp y gagnera en capital-sympathie et engrangera quelques voix aux prochaines élections professionnelles. Mais ce faisant, il décourage aussi une partie de ses forces vives ; les militant-e-s dévoué-e-s à la cause éducative, lassé-e-s des postures un peu trop démagos et de l’effritement des objectifs de progrès social pour tous qui fondaient leur action.



Peut-être considérerez-vous qu’il n’y a pas que du mauvais dans ce que je viens d’écrire et qu’il serait bon d’envisager les techniques d’enseignement au regard de leur visée sociale. Après tout, ne sommes-nous pas d’accord sur le refus d’une vision positiviste de l’éducation ? Il faudrait dès lors faire la distinction entre d’une part, des mouvements pédagogiques critiquables, mais fraternellement liés au syndicat par des buts communs et, d’autre part, des projets technocratiques de tout autre nature qu’il conviendrait de démasquer ensemble. Un peu d’audace : à quand un dossier équitable sur la pédagogie Freinet dans fenêtres sur cours ?



Fraternellement.


[1] Phrase exacte : « Mais dans la réalité de la classe, confrontés à un moment clé de la scolarité lourd de symboles, enseignantes et enseignants de CP n’ont cure des chapelles et font le choix du pragmatisme et de l’efficacité ».
[2] Clément, Dreux, Vergne, Laval ; La nouvelle école capitaliste ; La Découverte ; 2011
[3] Livre blanc du SNUipp ; page 3 ; 2017