mercredi 25 septembre 2019

Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel


"Notre histoire a amplement montré que les classes dominantes ne renoncent à leurs privilèges que lorsque le rapport de force les contraint à ces concessions. [La croyance] que l'on pourrait avancer sur le chemin de l'égalité économique et sociale par la bonne volonté et la discussion entre citoyens raisonnables œuvrant au bien commun (...) a toujours été démentie par les faits."

Ce sont des mots lourds de sens qu’écrit Gérard Noiriel en conclusion de son ouvrage Une histoire populaire de la France (voir ici), fresque monumentale et passionnante qui nous relate l’histoire des classes populaires de Jeanne d’Arc à l’aube des « Gilets Jaunes »...

L’historien y démontre que, 170 ans après la parution du Manifeste du parti communiste, la célèbre citation de Karl Marx n’a pas pris une ride. Oui, « l’Histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes » !

Mais l’immense mérite de ce travail est de ne pas s’arrêter à une conception simpliste et schématique de cette lutte. Au fil des époques étudiées, l’auteur s’attache à montrer les liens d’interdépendance qui se tissent et se transforment entre dominants et dominés. Ainsi prévient-il que les classes populaires, loin d’avoir écrit leur propre Histoire, sont avant tout façonnées par l’action des classes dominantes. Pour autant, il montre également qu’il est arrivé que les classes populaires puissent infléchir le cours de l’Histoire en quelques moments clés. Par leur nombre, mais surtout par l’indispensable force de travail qu’elles représentent, les classes populaires possèdent en elles-mêmes le potentiel pour contraindre les dominants à obtenir, d’une manière ou d’une autre, leur consentement.

Pendant des siècles, ce consentement fut obtenu par la force. C’est ce dont témoignent les terribles répressions des révoltes populaires au Moyen-âge. Mais peu à peu – et pour des raisons détaillées dans le livre mais qu’il serait trop long d’exposer ici – s’impose une idée fondamentalement nouvelle qui va bouleverser le rapport entre classes sociales et nourrir la Révolution française : l’égalité entre les êtres humains. Dès lors, le statut de naissance ne peut plus justifier l’exercice d’un pouvoir arbitraire et la violence peut de moins en moins être utilisée massivement comme moyen de contrôle de la population sauf à assumer un coût symbolique très fort (On pense par exemple à la postérité de la Commune de Paris qui n’est pas sans liens avec sa terrible répression). Le rapport de force entre classes s’en trouva forcément modifié d’autant plus que l’on observe dans le même temps l’organisation progressive des classes populaires (syndicats, structures politiques comme l’AIT, …) qui profitent des progrès de l’éducation et des communications en même temps que de la distanciation des structures de contrôle de la population (centralisation politique à Paris, baisse progressive de l’emprise religieuse, …).

C’est bel et bien ce nouveau rapport de force plus favorable aux classes populaires, et nourri de luttes colossales (notamment les grandes grèves de 1936, 1947-48 et 1968) qui permet un progrès général des conditions de vie au cours du XXe siècle. Et non le simple développement technique au sein d’une économie capitaliste comme on l’entend trop souvent. C’est ce que l’on nomme couramment le « compromis fordiste » : les possédants comprirent qu’ils ne parviendraient à se maintenir qu’à la condition de démocratiser le progrès.

Reste à savoir si nous ne sommes pas en train de sortir de cette période politique née de la Révolution française et structurée autour des idées républicaines. La démocratie apparaît en effet de plus en plus confisquée au peuple, les politiques et services publics sont en cours de démantèlement, la frange la plus aisée de la Nation a fait cessioni et la brutalité de l’État connaît un regain d’intensité jamais vu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (déchéance de nationalité, interdiction de rassemblements, fichage des opposants, criminalisation de l’action syndicale, répression des lanceurs d’alerte, violences policières et peut-être même le retour des procès politiques avec l’affaire douteuse des perquisitions de la France Insoumiseii). A cela s’ajoute des discours aux accents aristocratiques au plus haut sommet de l’État qui remettent directement en cause l’égalité des citoyens au sein de la Nation.

3 citations à caractère aristocratique et donc antidémocratique d’Emmanuel Macron :
« Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n'a pas voulu la mort »
« « Une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien »
Il déplore que : « Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu'un ministre ou un député! »

Les « Gilets Jaunes » ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en remettant au centre des revendications populaires l’égale dignité de chacun et en adoptant une forme disparue de contestation, la jacquerie (voir mon article précédent, partie 3), en rupture avec les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier.

Quelques notes personnelles prises au fil de l’ouvrage


Histoire populaire de la France Gérard Noiriel


La"France" est le fruit de vagues successives de migrations progressivement intégrées à une entité commune par les communications (route, entités administratives et écritures issues des romains) et la religion en tant que vecteur culturel et indispensable outil de légitimité du pouvoir politique. Jusqu’à la Révolution française, les rapports qui s’établissent entre les dominants et les classes populaires sont centrés autour de l’impôt.

Le temps de la servitude

 
A la chute de l'Empire romain, le territoire actuel de la France est occupé par des seigneurs qui règnent en maîtres sur leur fief. La "servitude" désigne les différents rapports sociaux existants. l'esclavage est majoritaire. Le pouvoir de Clovis et des mérovingiens, rois des francs, repose sur la capacité à nommer les évêques et les abbés.
Le règne de Charlemagne ravive un temps l'imaginaire de l'Empire centralisé. La seigneurie devient l'échelon économique fondamental où travaillent des esclaves et des alleux (paysans théoriquement libres). C'est l'économie domaniale.

Le féodalisme

 
À partir du XIe le féodalisme s'impose. C'est un renforcement de l'emprise des seigneurs sur leur territoire du point de vue politique (l'esclavage laisse place à la vassalité), économique (taxes), juridique (justice) notamment par l'affaiblissement du pouvoir carolingien. C'est un forme de décentralisation / rationalisation très efficace économiquement. Progressivement cependant, les rois de France s'imposent (y compris à l'Église) par les alliances matrimoniales autant que par la guerre (Philippe Auguste, 13e), par un contrôle de la justice, une administration qui s'étend et une puissance militaire en raison de la pyramide féodale.
Le 14e siècle va menacer celui qu'on appelle "le roi de France". Par les difficultés de succession, militairement par la guerre de Cent Ans contre les anglais et les bourguignons mais aussi par la peste noire qui ravage 1/3 de la population et aggrave la crise économique. C'est à ce moment que l'on commence à criminaliser la pauvreté car l'afflux de miséreux dans les villes est très important.
L’état monarchique ne s'impose totalement qu'après la guerre de Cent Ans (début XVe). Notamment par la désignation d'un ennemi commun (les anglais) et par l'impôt royal (taille et gabelle) qui cause de grandes révoltes mais paradoxalement relie les populations entre elles. La formation d'une armée royale moins dépendante des grands seigneurs favorise le pouvoir central tout comme l’arrivée de l’artillerie.

La Renaissance et les guerres de religion

 
Au 16e, les effets de l'imprimerie conduisent à l'élévation de l'esprit critique et à une une contestation de l'église dans le Saint Empire romain germanique (Luther invite à lire directement les textes sacrés). En Alsace, une révolte de 300 000 personnes dite "des rustauds" contre la dîme menée en 1525 par Érasme Gerber conduit au massacre d'un tiers d'entre eux par le duc de Lorraine. En France, le pouvoir royal est assez solide pour tuer dans l’œuf la contestation (Calvin, grève contre la dîme en Île-de-France...) malgré la dispersion importante du protestantisme dans les élites des grands centres (1francais/10 concernés).
François 1er (16e) intègre les dernières provinces autonomes et s'appuie sur l'armée, le développement de l'administration (baillis, sénéchaux, tribunaux) et le commerce international (en plein développement avec les grandes découvertes). Il utilisa également le rayonnement culturel (Vinci) le pouvoir symbolique de la cour, les honneurs et des grandes fonctions pour détourner l'agressivité des seigneurs.
Après un temps de prospérité, l'augmentation de la population causa de nouvelles difficultés, notamment le rétrécissement des parcelles. La volonté du roi de restaurer son monopole sur le sel et d'instaurer la gabelle aux régions exemptées causa des troubles. Ce fût le cas en Guyenne avec la révolte des "pitauds" mobilisant 20 000 paysans, commerçants, vignerons et le petit clergé. La répression et la reprise de bordeaux firent des milliers de morts.
Toujours au 16e, des luttes de pouvoirs à la cour conduisent aux "guerres de religions" : Louis de Condé, prince de sang, ne supportant pas la régence de Catherine de Médicis et du clan des Guises, rallie la réforme et s'empare de la moitié du territoire (en réalité ce camp agrège une contestation protéiforme et contradictoire des pouvoirs royal et religieux, menée par les élites urbaines et dont la fraction populaire sera instrumentalisée par la noblesse et la grosse bourgeoisie). Les catholiques ripostèrent immédiatement ce qui conduisit à 25 ans de guerre civile acharnée. Las des promesses non tenues des calvinistes et des atrocités (chasse aux hérétiques, massacre de la Saint-Barthélemy...), le peuple se rangera peu à peu derrière le pouvoir royal non sans heurts ("journée des barricades" contre l'entrée des troupes royales dans Paris qui conduit à l'exil du Roi vers Chartres, une répression sanglante puis l'assassinat du roi par un moine.) car la ligue catholique s'opposa aussi bien aux protestants qu'à la volonté conciliatrice d'Henri 3 qui acceptait l'idée de laisser son trône au prince de sang protestant Henri de Navarre (lutte à Marseille entre les couches populaires ralliées à la ligue catholique et les élites fidèles au Roi ; répression du peuple par les élites lors d'un carnaval contestataire à Romans, ...)
Finalement, Henri 4, après avoir assiégé Paris resté fidèle à la ligue catholique se convertit et signe l'Édit de Nantes en 1598 : "Paris vaut bien une messe".
Tout ceci montre que la religion dans la guerre civile n'est souvent qu'une cause secondaire utilisée par les protagonistes pour masquer leur véritables motivation (lutte de pouvoir/ lutte de classe)

En 1610, Ravaillac assassine Henri IV ce qui conduit à la régence de Marie de Médicis au nom de Louis XIII puis Louis XIII règne avec l'aide de Richelieu (homme de la renaissance, période de Galilée et de Descartes). En 1635, Louis XIII prend le parti des protestants contre les Habsbourg (Prusse et Espagne) : c'est le début de l'autonomie du politique vis-à-vis du religieux (raison d'État). L'armée se massifie, se spécialise et se professionnalise (arquebusiers, canons…), ce qui provoque un affaiblissement supplémentaire du lien féodal. Richelieu finance l'armée en améliorant le montant et le rendement du prélèvement de l'impôt (création des intendants). Ceci créé des révoltes dans tout le royaume de 1623 à 1643, dont celle des "Croquants" dans le Périgord. Mais ces révoltes, réprimées dans le sang, étaient très loin de déstabiliser le pouvoir royal, maintenant solidement installé.


La monarchie au zénith


Sous Louis XIV ont lieu les dernières grandes révoltes contre l’autorité royale avant la Révolution :
- Par en haut : durant la régence d'Anne d'Autriche et de Mazarin, une fronde fiscale pousse la cour à l'exil. L'échec conduit à un renforcement de l'État royal qui ne sera plus menacé pendant 130 ans),
Par en bas : bonnets rouges, répression en 1688 des paysans de Pluviner qui refusaient l'inhumation à l'église des "caquins" (cordiers descendants de lépreux qui faisaient l'objet de discriminations en Bretagne et dans d'autres régions), répression des camisards (protestants cévenols).
Louis XIV nomma Colbert qui posa les bases de l'administration (représentants, communication, rapports écrits, statistiques, cartographie, code Louis et code noir pour tenter d'uniformiser le droit...) encore une fois pour soutenir l'effort de guerre et l'accroissement de l'armée royale. C'est aussi l'époque d'un premier service militaire de 6 ans (par tirage au sort). C'est un nouveau coup à la clientèle féodale qui subit aussi les promotions au mérite.
LOUIS XIV tente de contrôler l'ensemble de la société. Il restreint l'accès à la noblesse en imposant de prouver ses origines aristocratiques (manipulation identitaire), ce qui empêche toute alliance de classe entre la noblesse de sang et celle de robe (accordée par le roi). Il effectue un classement social non plus seulement par la qualité mais par la fonction sociale qui floute la structuration en 3 ordres. Il met la main sur les corporations en ne reconnaissant que celles qui s'acquittent de l'impôt (jurandes) en échange d'un contrôle sur le métier. De même, il s'assure de la docilité des élites par la vente de charges (60 000) et des créances qui les obligent au bon fonctionnement du système. Revers de la médaille, cela créé une nouvelle aristocratie administrative (bourgeoise) qui s'enrichit sur le dos de l'État et en contrôle une partie croissante (Nicolas Fouquet dont les fêtes indisposent le roi et finissent par lui coûter sa carrière). Il assoie également sa domination symbolique avec Versailles et l'étiquette à la cour.
Sous son règne, 85% de la population est paysanne. Il y a 10% de laboureurs qui possèdent une terre et travaillent également chez le seigneur, 50 % de journaliers (maison d'une seule pièce, potager, travail sur les terres seigneuriales), le reste étant des manouvriers ne possédaient rien (ni terre, ni maison). Les impôts étaient très élevés, une mauvaise récolte ou le passage de troupes pouvaient pousser les paysans sur la route. On retrouve à la fin du règne (fin 17e) le retour des révoltes et de la famine (1,5m de morts). Par conséquent, Louis XIV intensifie également le contrôle social en réprimant le vagabondage et la contestation (hôpitaux généraux qui traitent la misère au détriment de l'Église, intégration de force aux manufactures royales, peine de galère à Marseille où des dizaines de milliers d'hommes meurent).
Le règne est aussi marqué par la répression des protestants dont le point culminant est la révocation de l'édit de Nantes (1685).


Le capitalisme naissant profite de la colonisation

 
La société féodale est dès cette époque concurrencée par le développement capitaliste qui, dans les grandes fermes autour de Paris et dans les manufactures (notamment textiles) pousse à la dérégulations des corporations (cf cabale des tondeurs). Surtout, les Grandes découvertes, le commerce international et l'économie coloniale offrent des perspectives très alléchantes pour cette nouvelle classe en développement.
Le premier modèle colonial (17e), centré sur la plantation de tabac, reproduit le lien féodal ; une noblesse locale toute puissante (souvent issue de la petite bourgeoisie en France) dispose d'"engagés" serviles et corvéables à merci (recrutée en France sous contrats de 3 ans) ainsi que d’esclaves venus du Mexique et déjà d'Afrique. Ainsi, plus que des considérations raciales, c'est bien d'un rapport social qu'il s'agit.
Au milieu du 17e, l'économie coloniale se modifie en profondeur par l'abandon des cultures vivrières pour le café et surtout le sucre. Les investissements sont plus importants (matériels, moulins), les exploitations grandissent, le besoin de main d’œuvre servile et bon marché est fort. Ceci entraîne la systématisation de l'esclavage africain, préféré à la mobilisation des bagnards et à l'exploitation des populations indigènes toutes deux jugés indociles.
Malgré un coût élevé, importer des déracinés sans culture commune, qui plus est non chrétiens et dont la couleur permet d'interroger le statut d'homme, a permis un asservissement complet des individus. Cependant, une culture populaire a fini par se former (langue créole) ainsi qu'une division sociale plus complexe qu'il n'y paraît avec des esclave qui parviennent au poste de commandeur, à l'artisanat (nègres de talent), à des places convoitées (nègres de maison, ouvriers qualifiés…). Des mariages mixtes donnent naissance à des "libres de couleur" parfois eux-mêmes proches des habitus des européens, esclavagistes ou commerçants "d'engagés". Certains dans les colonies ou même en métropole (il était à la mode d'avoir des domestiques noirs) reçoivent une instruction et deviennent libres (jusqu'en 1716, toutes personne foulant le sol métropolitain est présumée libre).
Dans le même temps l'élite se rétrécit sur un petit nombre de gros propriétaires, laissant une bonne partie des autres colons dans la misère, ce qui favorise le rapprochement avec les autres dominés (fraternisation, mariage etc.). Dans une société où la couleur de peau est utilisée pour justifier les inégalités, ce fût très mal vu par les élites qui cherchèrent à y mettre fin et à maintenir une claire distinction des races (réglementation et taxation des affranchissements, limitation de l'accès à la métropole, interdiction des unions mixtes en 1763 --> ces mesures sont peu et mal appliquées).
Les résistances furent nombreuses. La première d'entre elles fut de se rapprocher des blancs et de leur culture pour obtenir leurs faveurs (religion, bons services, stratégies matrimoniales...). Ainsi, des colons craignaient que la Bible ne devienne une arme de contestation (les hommes ne sont-ils pas tous frères ?). La plus spectaculaire fut le marronnage. (Mais en terme statistique assez limitée). Des bandes de plusieurs centaines d'hommes autonomes pillaient et terrorisaient les blancs. Plus tout un tas d'actes individuels (sabotage…).
Les français appliquent le modèle triangulaire portugais (15e) en important des esclaves du Sénégal (10 000/an à cette époque). En 1848, 2 millions d'esclaves auront été déportés vers les colonies françaises. Ils donneront naissance dans le même temps à 2 autres millions d'esclaves. L'immense majorité de la population des colonies à cette époque est d'origine africaine. Ce commerce permit une accumulation massive de capitaux qui servirent de pompe d'amorçage au capitalisme.
Le code Noir (1685) fait parti des actions menées par Louis XIV pour asseoir son pouvoir sur tout le royaume. Il fait des colonies des territoires administrés comme les autres provinces et entend réglementer le rapport maître-esclave. Si ce code légalise de fait l'esclavage, il encadre les pratiques et vise l'évangélisation des populations d'origine africaine. Au début, Ce n'est pas à proprement parler un texte qui reposerait sur la race mais plutôt sur le lien de domination entre maîtres et esclaves. Il prévoit également les conditions d'affranchissement des esclaves. Au 18e, on parlera de racialisation avec l'exclusion des noirs de la vie publique.
Au début du 18e, la mise en valeur de la Louisiane nouvellement conquise nécessité de renouer avec l'"engagement". Les volontaires étant peu nombreux, de véritables rafles eurent lieu dans Paris (une prime étant accordée aux agents de police pour ce faire).
Peu à peu, le développement du commerce et des communications distendit les liens de domination interpersonnelles (féodaux) au profit d'organisations plus larges. Le système de la manufacture et du travail à domicile tout comme le développement du système économique bancaire (billets et non plus métal) provoquèrent une autonomisation de la personne souvent décrite comme aspiration à la liberté. De plus, l'instruction progresse (Louis XIV demande à ce que tous les enfants fréquentent les petites écoles paroissiales) et à la Révolution, une personne sur deux sait lire dans les grandes villes. C'est aussi l'époque de la mise en place d'un véritable service postal qui permet d'intégrer davantage les territoires et de renforcer la centralisation autour de la capitale. L’État monarchique profite (et favorise) de la distensions des liens interpersonnels pour établir ses propres moyens de contrôle (de plus en plus de "papier d'identité" et une attention plus grande portée aux registres, notamment paroissiaux).


Vers la Révolution

 
Au milieu du17e, un tournant majeur est pris avec la formation d'une opinion publique. La cour n'est plus le seul centre de la civilisation mondaine. Des salons la concurrence où sont lus et débattus les grands auteurs de l'époque (Rousseau, Voltaire, Diderot...) qui deviennent très influents. La répression ne peut empêcher la diffusion des écrits et des idées, ce qui pousse le pouvoir à combattre sur le terrain idéologique. La bourgeoisie lettrée utilise le terme de "Nation française" pour prétendre parler au nom de tous et contester la légitimité du pouvoir royal. si le peuple n'a pas accès aux grands auteurs, aux salons et à la presse qui se développent, il en subit l'influence, ce qui se traduit par une contestation des pouvoirs religieux (jansénisme, affaiblissement des pratiques et des cérémonies...) et corporatistes (développement des associations de compagnons, embryon d'un culture ouvrière, multiplication des grèves et des procès). Ceci se traduit même jusque dans l'habillement avec un soin et une originalité qui progressent.
Dans le même temps, le développement du commerce, de la consommation et de la manufacture fait naître les idées économiques libérales (les physiocrates). Fin 18e et juste après l'arrivée au pouvoir de Louis XVI, Turgot, proche d'Adam Smith, décrète la libre circulation du grain et la fin des corporations. Si la seconde mesure eu un accueil mitigé selon les positions de chacun, la libre circulation du grain fit l'unanimité contre elle dans une période de famine (augmentation des prix et de la population). La "guerre des farines" s'en suit (nord, ouest et île de France), réprimée par 25 000 soldats. Mais signe que l'idée d'une commune humanité (égalité) progresse, la répression est moins sanglante que lors des siècles passés. Un autre indice est que plusieurs écrits populaires de l'époque invitent les dirigeants à "se mettre à la place" du peuple, ce qui était impensable dans la société d'ordres.

La Révolution française

 
La crise économique se poursuivant (les mauvaises récoltes entraînent un paupérisation du peuple et une dépréciation de l'industrie), incapable de réformer (échec du projet d'élection de municipalités) et ne pouvant imposer l'impôt aux nobles et au clergé, Louis XVI se résout à convoquer les États généraux et appelle à la rédaction de cahiers de doléances (processus unique par son caractère national et la parole accordée au peuple sous la plume de son élite de juristes ou d'ecclésiastiques). Les états généraux se réunissent en mai 1789. Sous l'influence de l'abbé Sieyès, le 1/3 état (majoritairement représenté par des gens de robes) ainsi qu'une fraction du clergé refusent le vote par ordre (qui favorise 4% de la population) et impose le vote par tête. C'est un tournant fondamental dans la reconnaissance de l'égalité des individus au dépend des ordres alors que la noblesse reste persuadée de représenter la "nation française". L'assemblée est déclarée "nationale" et ne se séparera qu'après avoir doté la France d'une constitution (serment du jeu de paume). Cela se fait sous la pression d'une agitation populaire sans précédant (prise de la bastille, Grande Peur, marche des femmes d'octobre 89, insurrection de 92...) qui pousse les classes dominantes au changement.
La première décision fut le consentement à l'impôt (fondement de la nation) avec la mise en place de taxes universelles et proportionnelles à la richesse (4 août, DDHC). On abolit les privilèges (en apparence) tout comme les discriminations (juifs). On cherche à uniformiser le territoire (découpage administratif, système décimal, suppression des douanes internes...). Le libéralisme est affirmé avec l'interdiction des associations de compagnons et l'affirmation du contrat individuel sur les droits collectifs. La constitution de 1791 (monarchie constitutionnelle) est avant tout une démocratie locale. Si elle fait de tout homme un citoyen, elle exclue les femmes et un système censitaire génère une majorité de " citoyens passifs" dépourvus de droits civiques (4,3m de citoyens actifs /15m dont seulement 45 000 grands électeurs élisent les députés). Cependant, 5m de postes électifs (sièges politiques ou fonctionnaires) sont distribués et une vie citoyenne plus large se met en place (clubs des jacobins, cordeliers, pétitions...) incluant les femmes. La vente des biens de l'église et notamment la terre fait l'objet d'un processus contradictoire : si elle a permis d'installer une "France de petits propriétaires", elle se fait surtout à l'avantage des riches. Le ressenti des paysans par rapport à ce découpage conditionne bien souvent leur soutien ou leur opposition au nouveau régime.
Après la fuite de Louis XVI (juillet 91) et la victoire de Valmy (sept 92), la 1ère République est proclamée (suffrage masculin non censitaire, 10% de participation). La constitution de l'an 1 (20 sept 92) ne sera jamais appliquée mais elle symbolise l'idéal républicain. Elle accorde une large autonomie à la démocratie locale et des droits nouveaux (travail, instruction, assistance). Très vite, cette conception de la République est combattue par les députés dits "girondins" qui défendent le libéralisme et l'absence de régulation centrale. En 1793, l'exécution du Roi et le retour à la pratique du tirage au sort dans l'armée, conjugué à la crise économique met la République en danger. Attaquée par les armées étrangères et les monarchistes de Vendée ainsi que les chouans, l'A.N. met en place le comité de salut public chargé de rétablir la situation (approvisionnement) et de stopper les ennemis de la république (40 000 exécutions politiques, 300 000 morts de part et d'autre dans la guerre de Vendée, exclusion des étrangers...).
Loin de l'idée d'une citoyenneté unifiée, on note les divisions profondes du "peuple" (mot imposé par Robespierre) entre maîtres et compagnons (trop rapidement rassemblés sous le terme "sans culotte"), enragés (élite voulant porter les intérêts des plus pauvres) paysans et esclaves des colonies (qui obtiennent l'abolition en 94). Sans compter les profondes différences régionales, notamment linguistiques. A Saint-Domingue, les libres de couleurs s'allièrent avec les esclaves pour revendiquer l'égalité ; devant la violence de la révolte, ils obtinrent gain de cause pour eux mais abandonnèrent les esclaves qui restèrent hors de la citoyenneté.
Déjà, on observe des fissions entre la classe politique (jacobins, comité de Salut Public) et le monde ouvrier avec la répression des mouvements de contestations dans les fabriques (Lyon juin 93), des enragés et des sans culotte les plus radicaux.
Finalement, le seul véritable unificateur fut la guerre qui sépara les "patriotes" des ennemis de la République, qu'ils soient étrangers ou français. A la chute de Robespierre (dans une impasse car dépassé par sa conception de la citoyenneté en acte et plus seulement représentative et lâche par les Sans culotte) la terreur blanche et la réaction thermidorienne imposent une reprise en main de l'élite, la fermeture des clubs, le retour du programme libéral (constitution de l'an 3) au détriment de l'égalité et limitent la citoyenneté à la représentation (corps électoral réduit à 30 000 notables). Ce mouvement fut poursuivi par l'opportuniste Napoléon qui profita des errances militaires pour s'imposer, lui et son empire (fin de la démocratie, contrôle du territoire par les préfets, suppression de la presse, rétablissement de l'esclavage). Néanmoins, Napoléon ne revint pas à la société d'ordre et en organisa une nouvelle (code civil). Pris dans un fol engrenage militaire qui coûta la vie à 1million de français, Napoléon défait permis aux vainqueurs d'imposer le retour des bourbons au pouvoir en 1815 sans pour autant que ce soit une véritable restauration (monarchie constitutionnelle Louis XVIII et Charles X puis monarchie de juillet de Louis Philippe après les 3 glorieuses de 1830 qui sont une manœuvre des libéraux pour prendre le pouvoir).

Naissance du prolétariat

 
En 31 et 34, les révoltes des canuts à Lyon contre la baisse de leur "tarif" et le choléra à Paris en 31 remirent au centre des préoccupations ce qu'on appela la "question sociale". Elle fut traitée de manière hygiéniste (mêlant conditions de vie, de travail et promotion de l'éducation et des bons comportent). Mais l'industrialisation ( ou mécanisation) couplée aux progrès de l'instruction et de la lecture firent que peu à peu, les ouvriers voulurent se représenter eux-mêmes et ne plus simplement être décrits selon la vision des possédants (fameuse contestation de l'utilisation par V.Hugo du mot "populace" ou Eugène Sue qui devient par ses romans le porte voix des classes populaires). Des journaux naquirent qui contribuèrent à unifier et autonomiser la classe ouvrière des villes.
La classe ouvrière arrive réellement dur la scène politique en 1848. Guizot interdit les banquets politiques, ce qui entraîne une spirale contestation/répression qui aboutit à l'insurrection de février 1848 et la 2nd République. Au côté des modérés, le courant socialiste entre au gouvernement ("l'ouvrier Albert", Louis Blanc, Lamartine). Le suffrage masculin est rétabli (10m d'électeurs en avril), l'esclavage aboli, la liberté de réunion et d'expression garantie. Cependant l'emploi des étrangers est interdit. Dans l'armée, la garde nationales est ouverte à tous et les grades sont électifs (le "citoyen combattant" est la figure de la démocratie, plus que l'électeur). Nouveauté par rapport à 1792, les "droits des travailleurs" sont reconnus. En juin 1848, la révolte populaire contre la fermeture des ateliers nationaux et la suspension de l'indemnisation du chômage est réprimée par une armée régulière formée dans les campagnes (4 000 morts). Elle était majoritairement ouvrière et l'alliance de circonstance entre la petite bourgeoisie et les classes populaires contre les riches, nobles et royalistes était en train de se défaire. En 1848-49 les républicains reçoivent un revers cinglant avec les élections d'une majorité royaliste et de Napoléon 3 (75%) au suffrage universel. C'est un bel exemple de dissociation entre une élite paternaliste et volontiers condescendante (le peuple ne serait pas capable de déterminer ce qui est bon pour lui) persuadée de représenter les intérêts populaires et la réalité des classes populaires. Pour comprendre le soutien du peuple à l'Empire il faut surtout rappeler le désir d'ordre en un temps où la paysannerie (70% de la pop) améliore légèrement son sort grâce au développement de l'industrie rurale et des tâches à domicile ( soierie, dentelle, métallurgie / souvent poly activité agricole-artisanale-ouvrière et parfois accompagnée de migrations saisonnières). Napoléon 3 mène également une politique fiscale favorable aux paysans (Tout comme Napoléon 1 en son temps) en plus d'une conjoncture favorable d'augmentation des prix agricoles qui permet à beaucoup de paysans de devenir petits propriétaires.
Napoléon 3 supprime les organisations ouvrières et interdit la liberté de la presse et d'expression même s'il garde une partie de l'héritage républicain (élections mais avec des "candidats officiels", propriété, souveraineté populaire déléguée à l'empereur, égalité théorique). Pour régner, Napoléon 3 s'appuya sur l'ancienne noblesse et la grande bourgeoisie (gros propriétaires, hommes d'affaires, professions minérales, fonctionnaires) dans un contexte de développement important de l'industrie (Wendell, Schneider, compagnies de train, travaux Haussmann...) L'enseignement fût remis aux mains des ecclésiastiques tout comme le contrôle des sciences. Sous l'action d'Adolphe Thiers (ancien royaliste), la durée de résidence dans une commune pour pouvoir être électeur passe de 6 mois à 3 ans : 1/3 du corps électoral est exclu dont une grande majorité de classes populaires.
La conjoncture se retourne à la fin des années 1860 avec une contestation du milieu rural qui souffre de la concurrence des grands centres industriels (développement de la mécanisation, de la spécialisation et du salariat au détriment de l'ouvrier-artisan et de l'ouvrier-paysan) et dans les villes où l'afflux important d'ouvriers (malgré le soutien au polytravail qui maintien la ruralité) offre des victoires électorales aux républicains. L'autorisation des coalitions (associations de travailleurs, notamment soutenues par Gambetta) par Napoléon 3 renforce ce mouvement. En plusieurs ville de France (Mulhouse, Saint-Étienne), des grèves sont réprimées dans le sang suite à la crise se 1867.
Après la chute de l'Empire, la 3ème république est proclamée (qui recycle le royaliste Adolphe Thiers). Les royalistes (pour la paix) sortent vainqueurs de législatives qui ont opposé le monde rural aux villes où tentent de se développer des pouvoirs autonomes (les communes). A Paris, un gouvernement à forte coloration ouvrière (et dans une moindre mesure féministe) ranime les symboles révolutionnaires (garde nationales, comité de salut public). Il impose l'élection des juges et fonctionnaires, la séparation de l'église et de l'État, une réglementation plus stricte du travail, la citoyenneté pour les étrangers, l'Union libre... La répression fait plus de 7 000 morts et 4 000 communards furent déportés.

La République intègre les paysans à la Nation, pas les indigènes

 
Après la commune, le général Mac Mahon prend la direction du conseil, ce qui laisse pressentir un rétablissement monarchique. Ce dernier n'aura pas lieu car les campagnes finissent par se ranger du côté républicain après que ces derniers ont pris conscience de la nécessité de faire reposer le régime sur le monde rural plutôt que sur les ouvriers des villes (notamment par la création du sénat). Les royalistes à qui les élections avaient jusqu'ici profité, redevinrent rapidement favorables à un régime aristocratique. Fort de leur position, les républicains restaurent le suffrage universel, adoptent le 14 juillet comme fête nationale et la marseillaise comme hymne. Le service militaire universel et rétablit ce qui ranime la conception sans-culotte de la citoyenneté.
Pour asseoir son autorité, la 3e République développa les moyens de communication, uniformisa la monnaie (et son usage) et la langue (50% de la pop ne parle pas français / instruction publique, laïque gratuite et obligatoire), imposa la laïcité contre l'église monarchiste. Pour répondre aux besoins croissants de petits fonctionnaires (enseignants, postes, chemin de fer...) un système méritocratique se met en place (bourses, primaire supérieur...). L'école fait basculer toute une population dans la culture écrite (journaux, lettres...) et diffuse une culture commune (grands auteurs, histoire...).
Entre 1873 et 1896, la "Grande Dépression" frappe la France sur le plan économique mais aussi culturel. Avec la généralisation de la mécanisation, l'intensification de la concurrence internationale (amélioration des transports) et l'électrification, les grandes entreprises paternalistes voient le jour et contribuent à l'exode rural et à la marginalisation de la poly-activité. Un nouveau mot apparaît : "chômage". La majorité des républicains se rallient alors au protectionnisme pour les marchandises comme pour les hommes.
C'est à ce moment là (années 1880) que les questions de migration rejoignent celles de nationalité et de citoyenneté. Alors que les classes dominantes étaient restées assez indifférentes à la question nationale (sous le 2nd empire, tout résident est citoyen), la politique protectionniste change la donne. Une identité est établie entre les classes sociales pour peu qu'elles partagent la même nationalité. Ernest Renan diffuse sa définition de la nation comme communauté culturelle basée sur la volonté d'appartenance (contre la race, la religion, la langue et toutes les visions communautaires anglo-saxonnes) ce qui a pour conséquence de frapper de suspicion de non loyauté tous les non nationaux ou les nationaux récents et de les priver de citoyenneté.
- Lors de l'affaire des "vêpres de Marseille" des italiens sifflent la marseillaise car la France a pris le contrôle de la Tunisie au dépend de l'Italie. On impose alors aux étrangers de se faire enregistrer dans leur commune de résidence et de payer une taxe (prémices du permis de séjour).
En même temps, la politique coloniale entamée par Charles X et Napoléon III est poursuivie par les républicains (Ferry qui entend par "race", " civilisation") malgré l'opposition initiale des radicaux protectionnistes (Clemenceau). Elle est justifiée par des arguments patriotiques (ne pas abandonner les ressortissants français, laver l'affront de la perte de l'Alsace Moselle), économiques, religieux et civilisateurs (droit sur les races inférieures) et par des motivations politiciennes (moyen pour Ferry d'obtenir le soutien des monarchistes face à la pression des radicaux). Le "nous" national est employé à outrance et toute contestation est étiquetée comme trahison à la nation.
De fait, le faible nombre de colons et la toute puissance des compagnies conduisent à des régimes proches de l'esclavage (sauf Algérie où les autochtones accèdent à la nationalité sous certaines conditions mais pas a la citoyenneté) avec l'appui d'une partie de la population locale (soldats et petit peuple opprimé par les élites autochtones).
En Nouvelle Calédonie (2nd colonie de peuplement) seuls 10% des bagnards devinrent des petits propriétaires quand la culture kanaks fut complètement détruite.
Les élites s'appuyèrent encore une fois sur la couleur de peau pour justifier leur domination. Il fallait créer de toute pièce un ordre raciste, la "noblesse de race" où le "blanc" se confondait avec richesse, bonne manière, pouvoir... etc. Ceci explique que les bourgeoisies coloniales voyaient d'un très mauvais œil l'arrivée de blancs issus des classes populaires qui ne correspondaient pas à l'image souhaitée, les mariages mixtes qui brouillaient l'ordre social mais aussi que les japonais engagés dans un développement à l'occidentale étaient considérés comme blanc par l'administration.
Alors qu'à la suite de la Révolution, les esclaves pouvaient comparer leur situation avec celle des paysans européens, l'intégration de ces derniers à l'État nation (fin XIXe) rendait désormais ce pont impossible.

Le nationalisme plus fort que le mouvement ouvrier

 
Fin XIXe, 47% des actifs sont salariés, 30% des actifs sont ouvriers de l'industrie (en Angleterre c'est 90% et 60%). Les liens traditionnels qui inscrivaient les êtres dans de petites communautés ont été remplacés par des liens plus lointains et plus divers (nation, association de travailleurs, partis politiques, communautés religieuses, famille et amis ...). La bourgeoisie contrôle l'ensemble de la société et le taux d'accumulation des richesses est comparable à celui des pays aristocratiques (Angleterre). La Révolution n'a pas profité au peuple.
Des deux conceptions de la citoyenneté (délégation de pouvoirs et action directe), la 3e République choisit "la liberté de dire et l'interdiction de faire".
Dans une République encore balbutiante, le général Boulanger invente une recette politique qui aura de l'avenir. Ministre de l'armée, il mobilise les 2 appartenances nationals (augmentation des tensions avec l'Allemagne) et sociale (refus de réprimer les grèves de Decazeville) pour s'attirer les votes populaires. Ce qui a pour conséquence de détourner les socialistes des revendications nationales.
Le 1er mai 1891, six ans après la répression à Chicago, la manifestation de Fourmies est réprimée dans le sang (9morts) et conforte l'idée d'une République bourgeoise (Guesdes). D'autres répressions de ce type ont lieu comme en Martinique en 1900 (10 morts).
Tandis que le mouvement ouvrier s'organise (partis, syndicats, bourses du travail...), les monarchistes et l’Église comprennent qu'ils doivent composer avec la République (échec de leur soutien à Boulanger) et se rapprochent des républicains conservateurs avec qui ils forment une droite antisémite (Barrès, Drumont avec "la France juive"). Drumont et son journal (la parole libre, la France aux français) sont à l'origine de l'affaire Dreyfus (1895) : des généraux monarchistes voulant écarter les juifs des fonctions publiques condamnèrent Dreyfus (juifs alsacien accusé d'espionnage au profit de l'ennemi allemand) à la déportation. Ce fut le support d'une campagne de l'extrême droite contre "la juiverie". En réponse, les humanistes se rassemblèrent autour de la ligue des droits de l'homme (1898) et Zola publia son célèbre " j'accuse". Jaurès parvint à y rallier les socialistes. L'affaire Dreyfus dressa pour longtemps les deux pôles de la vie politique française (national-sécuritaire et social-humaniste).
Jusqu'en 1914, les droits sociaux et du travail ne progressent que très lentement à cause de l'opposition farouche du patronat et de la fracture importante entre travailleurs salariés et indépendants (ces derniers épousant plus volontiers la vision patronale) qui s'accentue au fil des lois (temps de travail, retraites, impôt progressif sur le revenu...). Le 10 mars 1906, la catastrophe de Courrières tue 1200 mineurs et provoque la première mobilisation nationales ouvrière au-delà des secteurs d'activité. La peur de la Révolution gagna la bourgeoisie, surtout que cette année est aussi celle où la CGT devient une puissante fédération syndicale avec la charte d'Amiens. Clemenceau emprisonne plusieurs leaders syndicaux et mobilise 45000 soldats à Paris. Il réprime sévèrement toutes les grèves jusqu'à sa chute en 1909. En Allemagne où l'aristocratie, notamment militaire, a conservée le pouvoir, les élections de 1912 et la victoire du SPD sont un coup de tonnerre. Des deux côtés du Rhin, les stratégies belliqueuses (rivalité pour le contrôle du Maroc) et l'exaltation nationale sont un moyen de combattre la classe ouvrière. En France, le service militaire passe de deux à trois ans et l'antimilitarisme de la CGT est dénoncé comme antinational. Finalement, la guerre finit par se déclencher et les partis socialistes allemand et français se rallient à l'Union sacrée de leur pays, ce qui témoigne d'un triomphe des logiques nationales sur l’appartenance de classe. C'est la grande défaite de Jaurès.
Les classes populaires mais aussi la bourgeoisie paient un lourd tribu lors de la Première Guerre mondiale. L'Empire colonial est mobilisé et une immigration de travail est organisée (Espagne, Portugal) pour pallier le manque de main d’œuvre. Les femmes trouvent une nouvelle place dans la société. En 1917, dans un contexte révolutionnaire en Russie, le soulèvement révolutionnaire de 1918 en Allemagne conduit à l'armistice. Les mutineries et la contestation à l'arrière poussent le gouvernement à accorder des droits sociaux (délégués d'usine, salaires minimum puis en 1919 la journée de 8 heures). Ce mouvement est stoppé par la victoire des nationalistes aux élections, la chambre "bleu horizon".
Avec des centaines de milliers de morts, la France sort très affaiblie du conflit. Elle ne s'en remettra pas sur le plan démographique (+3% entre deux guerres contre +36% pour l'Allemagne) et son appareil industriel est détruit.
En 1931, le nombre des urbains dépasse celui des ruraux ; celui des ouvriers de l'industrie dépasse celui des agriculteurs. L’État devient le plus gros employeur (500000).
A la sortie de la PGm, le mouvement ouvrier se divise entre révolutionnaires (PCF, CGTu) et réformistes (SFIO, CGT).
Dans les années 1930, le crack économique plonge des familles entières dans le dénuement. On meure de nouveau de faim dans certaines régions. L'emploi des femmes et des étrangers recule fortement. Dans les colonies, la crise aiguise les tensions et un pouvoir de moins en moins légitime réprime les contestations. Les premiers mouvements de libération sont lancés (Indochine). En Allemagne, Hitler prend le pouvoir et rejette le traité de Versailles. L'extrême droite se renforce en France (insurrection de février 1934) et dénonce l'impôt sur le revenu, les lois sociales, les fonctionnaires, l'afflux de réfugiés (surtout d'Allemagne). Cependant, l'agitation ouvrière qui reprend après une décennie très faible contribue à construire la victoire du Front Populaire dans un contexte de lutte antifasciste (virage stratégique du PCF). Les victoires électorales s'accompagnent d'un mouvement de grève inédit dans son ampleur (2 millions de grévistes). Les accords de Matignon valident la semaine de 40 heures, les congés payés, les délégués syndicaux et les conventions collectives. Ces avancées sont vite liquidées par "la revanche des patrons" dès 1938 et le retournement de Daladier. Celui qui dénonçait les 200 familles appliqua une politique autoritaire sur le plan social et libéral sur le plan économique. De fait, il prépare la France à la guerre après avoir laissé Hitler annexer l'Autriche et les sudètes. Dès la guerre déclarée (annexion de la Pologne), tous les "indésirables" furent internés (étrangers et étrangères, républicains espagnols, 18 000 militants communistes) et le PCF interdit (pacte germano-soviétique). Daladier réprime donc les principaux opposants aux fascistes.
Après la défaite, Plus d' 1 million de soldats français sont fait prisonniers et 10 millions de personnes sont mises sur les routes de l'exil. Pétain attribue la défaite à la République qui aurait brisé l'ordre social naturel, aux capitalistes responsables de la crise et à la lutte des classes qu'il veut faire cesser. "l'État français" amplifie la législation contre les étrangers en y intégrant les juifs (les gaullistes partageant avec Pétain l'idée qu'un nombre irraisonnable d'entre eux, non assimilés, ont été naturalisés). Pierre Laval est en charge de la collaboration à travers le STO et la déportation des juifs étrangers et apatrides (dont beaucoup venaient de perdre la nationalité française) dont la rafles du Vel d'Hiv reste le symbole. Sur 140 000 internés, 80 000 sont juifs. Le régime s'attira cependant la sympathie d'une partie des français en défendant une société traditionnelle, en développant l'assurance sociale et les allocations familiales (vers les agriculteurs et les indépendants) et en favorisant les conventions collectives (salariés et patrons étant regroupés dans les même instances au détriments des syndicats). Cette politique est menée par René Belin, ancien leader du courant réformiste de la CGT (!). Une bonne part des membres du PCF clandestin et de la CGT entrent en résistance (appel de Tillon le 17 juin 1940) d'abord dans les usines puis de plus en plus par des actes "terroristes" ainsi que des socialistes et, dans de moindres proportions la droite nationaliste (De Gaulle) et une partie de l'extrême droite. La résistance prend de l'ampleur et se durcie avec l'attaque de l'URSS par Hitler, la généralisation du STO et les victoires alliées.

Les jours heureux ?

 
La bourgeoisie est largement discréditée d'avoir provoquée la crise et collaboré avec l'occupant. Le PCF atteint 28% aux législatives mais le MRP et la SFIO refusent la "voie française vers le socialisme" de Thorez. Cependant, le PCF obtient 5 ministres qui mettent en place une sécurité sociale complète pour 20 millions de personnes et créés le statut des fonctionnaires. La droite continue à diffuser une vision de la société centrée sur la race et les degrés d’assimilabilité.
Avec le début de la guerre froide, la guerre coloniale en Indochine et un rationnement qui mécontente de plus en plus la population, le PCF est embarrassé car il est à la fois parti de gouvernement et parti révolutionnaire. En 1947, il est exclu du gouvernement. De vastes mouvements de grève d'une grande violence se répandent dans toute la France en 47 et 48. Ces mouvements sont sévèrement réprimés par le gouvernement socialiste tout comme les étrangers engagés dans le militantisme. C'est aussi à ce moment que la frange réformiste sort de la CGT et que Léon Jouhaux créé FO avec des financements américains quand les enseignants préfèrent le corporatisme en créant la FEN. Le PCF perd peu à peu en influence, la révolution n'aura pas lieu.
Les rationnements s'arrêtent en 1950, le plan Marshall a permis de relancer l'économie qui affiche une croissance annuelle de 6%.
Des la fin de la guerre, un vaste mouvement de décolonisation touche les territoires sous influence française. Malgré quelques concessions à la marge (union française), les peuples autochtones n'obtenant ni l'égalité d'accès à la citoyenneté et aux fonctions ni la reconnaissance de leur sacrifices pendant la guerre, s'opposent au pouvoir français. Des répressions brutales ont lieu contre les tirailleurs sénégalais et en Algérie (20 à 30 000 morts !). En Indochine, Hô chi minh déclare l'indépendance et accepte l'Union française. Le refus est catégorique, la France lance une guerre qui fera 60 000 victimes dans l'armée coloniale (dont la moitié de maghrébins), 450 000 chez les Vietnamiens, plus des atrocités contre les métisses. S'en suit une nouvelle guerre coloniale contre les USA. La France se résout à l'indépendance de la Tunisie, du Maroc et la nationalisation du canal de Suez mais n'accepte pas l'indépendance de l'Algérie. La guerre fait 400 000 morts algériens plus les règlements de compte entre les différents courants nationalistes et les massacres de harkis. En France, on se souvient de l'internement des Algériens, de la répression d'octobre 61 et du métro Charronnes (9 morts). Cette période fit encore plusieurs centaines de milliers de morts en Afrique subsaharienne (Madagascar, Cameroun...). Finalement, l'articulation entre lutte d'indépendance et luttes sociales ne se fit pas et les dominations de classe se reproduisirent au sein des nouveaux états nationaux, parfois plus brutalement encore qu'auparavant.
Pendant ce temps, en métropole, l'économie et la démographie connaissent le plus gros boum de l'histoire (baby boum et trente glorieuses). Productivité, consommation et revenus sont triplés en 30 ans, toutes les classes sociales accèdent à la consommation même si ce sont surtout les privilégiés qui en profitent le plus. La population agricole chute de 35% à 10% entre 1946 et 1975 (1 million d'exploitations disparaissent en même temps que la production augmente), la France devient un pays massivement urbain et industriel même si le taux d'emploi dans l'industrie baisse en proportion au profit des services (alors que le nombre brut continue d'augmenter). L'emploi salarié se développe en direction des femmes et des immigrés. Sur la même période, l'enseignement se développe considérablement avec le doublement du nombre d'étudiants et de lycéens. Cette nouvelle phase de la vie entre enfance et âge adulte (travail) est nommé adolescence. Il participe à une reconfiguration des représentations : le clivage de classe s'estompe face à une identité générationnelle (Johnny, salut les copains...). Une génération nouvelle se forme qui a une vie beaucoup plus confortable que celle vécue par leurs parents qui ont connus la guerre. C'est une des raisons de la rupture de mai 68 qui entraînera le plus vaste mouvement de grève de l’histoire de France (4 millions de grévistes) et les accords de Matignon qui conduisent à une hausse importante des salaires.
Dans les années 70, les droits progressent notamment ceux des femmes (divorce, avortement...) et des immigrés (le racisme devient illégal). Les salaires augmentent, les droits syndicaux sont reconnus et les licenciements doivent être justifiés. Cependant, Giscard D'Estaing inaugure les premières mesures de "flexibilité" avec les CDD et l'intérim. Peu à peu, le secteur industriel recul face aux services par décision des classes dominantes de délocaliser. L'intensification de la productivité est préférée à l'emploi ou aux investissements, ce qui accentue la perte d'importance de l'industrie. Aujourd'hui, une grande partie des classes populaires occupe des emplois peu qualifiés dans le service à la personne ou le bâtiment. Les effectifs des ouvriers (20%), employés (27%), professions intermédiaires (26%) et cadres (17%) ont des importances comparables. Ces mutations se sont accompagnées d'une progression importante de la qualification des actifs (objectif de 80% d'une classe d'âge au Bac). Malgré la hausse du nombre global d'emploi, le chômage a progressé régulièrement depuis le choc pétrolier de 1973, notamment à cause de la désindustrialisation, de la dynamique démographique et d'un taux d'emploi des femmes élevé.
En 81, L'élection de Mitterrand soulève un grand espoir. Cependant, il abdique rapidement sur deux fronts importants : la sauvegarde de l'appareil industriel (longway) et les droits des travailleurs immigrés qui seront considérés d'un point de vue ethnique/culturel (beur et musulmans) et non plus économique (ouvriers immigrés). De plus le pouvoir socialiste laisse la droite désigner les jeunes d'origine immigrée comme des ennemis de l'intérieur et reprend même son discours. En réalité, en échec sur le plan social, le PS est en proie à une ligne nationale-sécuritaire à l'image de la droite qui nécessite de s'opposer à un ennemi extérieur et ses relais supposés à l'intérieur. Les intégristes de la révolution iranienne et les immigrés endosseront ses rôles. Les socialistes au pouvoir (1981-1995 et 1997-2001) ont néanmoins fait avancer la législation sociale (renforcement du code du travail, retraite à 60 ans, 35 heures, CHSTC...).
Un aspect important est l'intégration européenne (agriculture, banque, finances publiques) qui déconstruit en partie le cadre national qui avait rassemblé la population française et permet une mise en concurrence entre pays. L'identité européenne qui peine à s'imposer face aux États-nations, est minée par son caractère technocratique (Grèce, semestre européen) et l'incapacité à agir ensemble (explosion des accords de Schengen, migrants, diplomatie...).
Dans la période récente, ce sont les transformations des médias qui ont eu un impact important. Le "fait-diversion" n’est pas nouveau (ce fut un moyen inventé par la presse du XIXe pour intéresser le peuple à l’actualité nationale) mais il a pris une importance considérable avec les chaînes d'information continue. Les médias traditionnels ont pris le pas du mouvement pour mener la guerre de l'audimat, ce qui a eu pour conséquence de focaliser le débat public sur les infos les plus spectaculaires (violences en tout genre, immigration, enlèvements...). De plus l'émergence d'Internet et des réseaux sociaux à permis à chacun de s'informer et de prendre la parole, parfois au détriment de la vérité.

Conclusion

 
"Notre histoire a amplement montré que les classes dominantes ne renoncent à leurs privilèges que lorsque le rapport de force les contraint à ces concessions. [La croyance] que l'on pourrait avancer sur le chemin de l'égalité économique et sociale par la bonne volonté et la discussion entre citoyens raisonnables œuvrant au bien commun (...) a toujours été démentie par les faits."


iRapport de la fondation Jean-Jaurès : http://bit.ly/2Gvor1X