Comme l’histoire l’a plusieurs fois montré, les grandes
révoltes sociales surviennent quand on ne les attend pas. Combien de fois
a-t-on cité cet article du Monde en
mars 1968, Quand la France s’ennuie… ?
Deux mois plus tard, après des grèves massives, les accords de Grenelle augmentaient
le SMIC de 35% ! Il en va de même 40 ans plus tard. Les syndicats écrasés,
l’opposition politique inopérante, les contre-réformes imposées sans difficulté
(code du travail, SNCF, etc.), Emmanuel Macron semblait marcher sur l’eau et prêt à faire basculer la France dans un néolibéralisme toujours plus aveugle
aux besoins sociaux et environnementaux.
C’était sans compter sur les « gilets jaunes » dont
l’irruption surprise constitue un sévère retour de bâton. En quelques semaines,
le pouvoir s’est considérablement fragilisé et a été contraint à des reculs –
certes modestes et sous forme de leurres – encore impensables il y a peu. Ces
femmes et ces hommes ont réussi ce que les organisations traditionnelles du
mouvement social se révélaient incapables de faire : construire une
opposition populaire et majoritaire au programme politique d’Emmanuel Macron. Il
convient de tirer les enseignements – provisoires – d’un mouvement qui marquera
durablement la politique française.
1. Bataille de l’image, bataille pour la dignité
La première victoire des « GJ » fut de réussir à déconstruire l’image que les dominants et leurs relais médiatiques plaquaient sur les classes populaires, notamment rurales. Les GJ ont d’abord fait l’objet d’un mépris de classe odieux, étant décrits comme des ploucs accrocs à la bagnole, misogynes, racistes et homophobes.
voir l’interview de l’auteur Edouard Louis dans l’Humanité du 7 décembre 2018 : https://www.humanite.fr/gilets-jaunes-la-politique-reapparait-comme-ce-quelle-est-une-question-de-vie-ou-de-mort-664794
Mais peu à peu, cette image s’est renversée. Beaucoup de GJ
ont fait preuve d’une grande pertinence politique en contribuant à remettre au
premier plan des questions importantes : la justice fiscale, le droit à vivre
dignement, l’égalité de traitement entre tous les français et tous les
territoires, la revendication d’une démocratie véritable, etc. Ils ont démontré leur pleine citoyenneté en rappelant sans cesse la devise nationale
: liberté, égalité, fraternité. En outre, les débordements haineux et les
comportements discriminatoires se sont révélés marginaux ; de nombreuses
femmes ont notamment été des piliers de la mobilisation partout en France (nous
ne parlons pas ici de l’attitude en direction des forces de l’ordre que nous
aborderons plus bas).
Le pouvoir a buté sur ces françaises et français dignes qui,
tout au long de la mobilisation, ont fait le récit lucide de leur situation
sociale : les fins de mois difficiles, le coût de la vie qui augmente, les
revenus qui flanchent, l’absence d’emploi, les minimums sociaux insuffisants pour
vivre correctement, l’avenir plus qu’incertain, etc. Pour la première fois
depuis plusieurs dizaines d’années, les classes populaires ont fait raisonner
leur voix jusqu’au sommet de l’État. En cela, elles ont pu « relever la
tête » (à la manière du slogan des jeunes communistes) et retrouver une
fierté trop longtemps malmenée.
2. « Taxes », salaire et socialisation des richesses
L’augmentation des taxes sur les carburants a été l’étincelle qui a mis le feu à la plaine. Plus généralement, c’est la pression fiscale jugée trop importante qui est visée. Imprévue que la révolte ait été, son point de départ n’est pas si étonnant. La baisse des prélèvements apparait en effet comme la revendication la plus rassembleuse car elle permet d’unir en un même mouvement les petits salaires, les précaires, les chômeurs – cibles traditionnelles de la gauche et des syndicats – mais aussi des catégories sociales moins enclines aux idées de gauche comme les petits patrons, les commerçants, les indépendants… d’autant plus que les classes moyennes et supérieures, sans être dans le besoin, s’y associent facilement. La revendication fiscale permet d’entrevoir une amélioration concrète et rapide de la situation de tous en donnant un peu d’air au compte en banque.
Cependant, c’est une revendication hautement problématique. Les
« taxes », terme devenu générique, sont dénoncées sans distinction claire
entre ce qui relève de l’impôt, de la cotisation ou de la taxation à proprement
parler. L’État est parfois vu comme une entité monstrueuse confisquant l’argent
à son propre profit. Son rôle effectif de redistribution n’est pas toujours
identifié, ni même les bienfaits d’un financement socialisé de la protection
sociale. Le lien entre une baisse des prélèvements et ses conséquences sur les
services publics, les aides sociales, le budget des collectivités territoriales
ou le financement de la sécurité sociale n’est pas forcément bien compris, ou
ignoré selon des arguments plus ou moins valables.
On comprend avec ce qui précède les difficultés des organisations
de gauche, politiques ou syndicales, à incarner la colère populaire :
- Leur revendication d’une hausse des salaires désolidarise presque mécaniquement
les artisans et commerçants et peut susciter la méfiance des chômeurs
et des précaires qui considèrent qu’elle ne les concerne pas ou qu’elle est,
selon l’argument néolibéral, un frein au retour à l’emploi. On a pu d’ailleurs constater
une baisse du soutien au mouvement et de la participation avec l’arrivée de la
revendication de la hausse du Smic mi-décembre.
- La baisse des prélèvements rentre rarement dans les revendications
principales de ces organisations ; la socialisation des richesses étant au
cœur de leur projet de transformation sociale. Elles revendiquent un haut
niveau de cotisation (employeur et salarié) et un impôt juste et progressif. C’est
le fameux « de chacun selon ses moyens ».
3. Jacquerie versus lutte de classes
Dans l’ouvrage Les révoltes bretonnes de 1675 (Y. Garlan et C. Nières), les auteurs relatent les débats qui opposaient, dans les années 1950 et 1960, les historiens Roland Mousnier et Boris Porchev sur la nature des révoltes populaires au Moyen-âge. Était-ce uniquement des révoltes antifiscales, largement organisées et conduites par les élites locales contre le pouvoir central ou bien étions-nous en présence de proto-luttes de classes opposant, dès lors que les revendications dépassaient les questions fiscales, une « plèbe » au bloc dominant formé par la noblesse, le clergé et le haut tiers-état ?
L’ouvrage Les révoltes bretonnes de 1675 de Y. Garlan et C. Nières : https://www.babelio.com/livres/Garlan-Les-revoltes-bretonnes-de-1675--Papier-timbre-et-/77724
On mesure combien ces débats retrouvent une actualité à la
lumière de la mobilisation des JG (On pense également aux néo-bonnets rouges
mobilisés en 2013 contre l’écotaxe). Certes, ce sont bien les classes
populaires qui constituent la majorité des forces vives des JG et certaines revendications témoignent bien d'une conscience de classe en formation (suppression de l'ISF par exemple), mais ce
mouvement a tout d’une jacquerie cependant (déclencheur fiscal, flou des
revendications, mouvement protéiforme…) !
Il n’est pas question ici de trancher le débat entre
jacquerie et conscience de classe en formation. L’étude du mouvement des JG donnera
à coup sûr des éléments alimentant les deux thèses. Il faut bien plutôt voir
dans les révoltes passées et présentes des genèses de pratiques politiques dont
le résultat est largement indéterminé – d’où la nécessité de ne pas les
abandonner à l’extrême droite. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder en
Europe comment la fronde sociale au 21e siècle peut aboutir soit au Movimento cinque stelle allié de l’extrême
droite en Italie ou au mouvement de gauche Podemos
en Espagne. Notons tout de même que dans leur pays respectif, ces formations
sont soit au pouvoir (cinque stelle) soit
constituent un groupe charnière au parlement pouvant renverser le gouvernement
(Podemos).
Un fait saute aux yeux de n’importe quel militant : l’absence
de lutte dans les entreprises, l’absence de grève. Comme si l’identité de
classe naissante ne
se construisait pas autour des rapports sociaux de production mais autour d’un
sentiment diffus de déclassement recoupant une prégnante dimension géographique
(périurbains contre métropolitains, banlieusards contre bobos des hypercentres).
Aborder ici les raisons des difficultés à faire vivre une conscience de classe
majoritaire mériterait un article entier. Mais citons quelques éléments de
division des classes populaires :
- fragmentation à l’extrême du marché du travail et individualisation des tâches (dont les développements récents sont l’uberisation et le freelance),
- chômage et précarité massifs qui créent des tensions entre les CDIsés et le reste des travailleurs,
- prolétarisation des petits patrons face aux multinationales (filiales déguisées en sous-traitance, développement exponentiel des franchises),
- propagande de l’extrême droite qui diffuse l’idée d’une société organisée autour de l’ethnie,
- rôle des médias et de l’imaginaire collectif où le salarié « lambda » n’a pas le droit de citer,
- disparition de la centralité ouvrière avec l’affaiblissement du PCF et la dérive libérale-autoritaire du PS.
- fragmentation à l’extrême du marché du travail et individualisation des tâches (dont les développements récents sont l’uberisation et le freelance),
- chômage et précarité massifs qui créent des tensions entre les CDIsés et le reste des travailleurs,
- prolétarisation des petits patrons face aux multinationales (filiales déguisées en sous-traitance, développement exponentiel des franchises),
- propagande de l’extrême droite qui diffuse l’idée d’une société organisée autour de l’ethnie,
- rôle des médias et de l’imaginaire collectif où le salarié « lambda » n’a pas le droit de citer,
- disparition de la centralité ouvrière avec l’affaiblissement du PCF et la dérive libérale-autoritaire du PS.
4. La question de la violence
La colère populaire s’est en partie traduite par des actes de violence, abondamment relayés par les grands médias. Il est certain que dans bien des cas, la violence de certains GJ ne fait que répondre à celle des forces de l’ordre dont les modes opératoires attisent les tensions. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau, des affrontements ont lieu à chaque manifestation depuis 2016 et le mouvement contre la casse du code du travail. Reste un fait incontestable : la violence comme arme politique est de retour et elle est utilisée comme telle par les deux camps.
Avec cynisme, le pouvoir qui n’a de cesse de louer le
dialogue social, n’hésite pas à se montrer de plus en plus autoritaire pour
imposer ses régressions sociales au détriment de l’État de droit et de l’idée
républicaine.
Pour preuve, le nombre énorme de blessés chez les manifestants : https://www.humanite.fr/face-aux-gilets-jaunes-lemploi-darmes-est-disproportionne-666113
Il mise sur l’instrumentalisation qu’il pourra faire des
violences en vue de délégitimer le mouvement de contestation. En face, les
manifestants entendent désigner directement l’État comme adversaire en s’en
prenant à sa police et démasquer sa nature autoritaire en provoquant la
répression.
Si, en 2016, le pouvoir avait largement tiré profit de la
stratégie qui consiste à attiser les violences (voir l’épisode du pseudo
saccage de l’hôpital Necker qui a été un tournant du mouvement), il semble bien
que, cette fois-ci, le pouvoir ait été pris à son propre jeu. La population ne
s’est pas désolidarisée du mouvement et, en partie au moins, le pouvoir est apparu
responsable des affrontements. Dans un tel climat de tension, impossible de retourner
à la stratégie classique du « pourrissement » (attendre que les gens
rentrent d’eux-mêmes à la maison). Il fallait donc reculer, du moins symboliquement ;
d’où les annonces limitées et trompeuses sur l’arrêt des taxes et les primes
pour salariés au SMIC.
Il est de coutume, y compris dans les organisations
syndicales, de condamner les violences lors des manifestations. Il apparait
cependant clair qu’elles sont devenues une des composantes essentielles des
luttes sociales telles qu’elles se déroulent au 21e siècle. Les GJ
auraient-ils obtenu quoi que ce soit d’un pouvoir de plus en plus indifférent à
la population sans ce genre d’affrontements ? Difficile de répondre par l’affirmative…
tant d’autres luttes menées pacifiquement n’ont abouties à rien. Ne serait-ce
pas comme l’écrivais déjà Jaurès, une « société barbare » qui imposerait un
« moyen barbare de lutte » ?
5. Macron : déroute ou rebond ?
Le pouvoir d’Emanuel Macron était déjà « nu » en ceci qu’il entendait défendre les intérêts de la grande bourgeoisie en se passant de la caution républicaine de ce qu’était encore les deux grands partis de gouvernement (Les Républicains et le PS). Son attitude hautaine, ses déclarations méprisantes envers le peuple, ses tendances royalistes (discours de victoire aux tuileries) étaient déjà de bien grandes imprudences.
Le livre de Roland Gori La nudité du pouvoir : http://editionslesliensquiliberent-blog.fr/pouvoir-roland-gori-macron/
Emmanuel Macron apparait désormais pris au piège de son
exercice « jupitérien » du pouvoir, coupé de tout soutien. Élu par
défaut sans adhésion à son programme, sans véritable parti, sans implantation ni
élus locaux, disposant d’un gouvernement fantomatique à dessein se révélant incapable
de défendre efficacement ses positions, son horizon politique s’est
considérablement assombri. Sa popularité est au plus bas, il s’est privé d’interlocuteurs
crédibles en écrasant les syndicats et méprisant les élus locaux, il est isolé
en Europe et sur la scène internationale.
Pour autant, Emmanuel Macron pourrait rebondir à la faveur d’un
essoufflement de la mobilisation des GJ en 2019 et ainsi faire passer de
nouvelles contre-réformes. Habillement, il pourra prétendre remplir les poches
des citoyens en sabrant le financement de la sécurité sociale (voir partie 2).
Il pourra jouer de la division des classes populaires pour imposer des
conditions drastiques d’assurance chômage et détourner de nouveaux financements
vers le privé sous forme de réduction de cotisations.
Un autre scénario existe. Celui d’une extension
ininterrompue des mobilisations et surtout d’une jonction des luttes. Si les GJ
sont rejoints par les « gilets verts » de l’écologie, c’est un tout
autre monde qui peut s’inventer, conjuguant urgence climatique et justice
sociale. Surtout, un arc-en-ciel de couleurs semble aujourd’hui au bord de
basculer dans l’action : Blouse blanche des hôpitaux, Stylos rouges
enseignants, robes noires des avocats… et pourquoi pas les bleus de travail des ouvriers ?
Pour Finir, un excellent article de Gérard Noiriel sur les Gilets Jaunes et les médias. Comment les grands médias traitent-ils les gilets jaunes ? Et comment les moyens de communication influent-ils sur les mouvements sociaux ? https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire/