vendredi 5 juillet 2019

Sur les libertés numériques et le projet /e/

Une fois n'est pas coutume, parlons de libertés numériques. Vous n'êtes pas sans savoir que les géants du net réunis sous l’appellation GAFAM (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont très peu soucieux de notre vie privée et génèrent des milliards de chiffre d'affaire en collectant et revendant nos données à de puissantes entreprises d'analyses.

 

1. Pourquoi doit-on se passer des GAFAM?


C'est que notre activité sur les réseaux est une véritable mine d'or ; nous laissons un nombre incroyable de traces qui sont sans cesse analysées par les GAFAM. Il y a bien sûr tous les posts sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram...etc.) mais cela va bien au-delà. Les GAFAM savent tout de notre activité : ils suivent à la trace les sites et applis que nous consultons (installez le module privacy badger sur votre navigateur et vous verrez), ils lisent nos e-mails et scannent les pièces jointes, ils analysent les photos que nous prenons, ils connaissent les messages tapés sur nos claviers (y compris non publiés), ils étudient le comportement de notre souris pour nous profiler... etc. Les enceintes connectées et autres commandes vocales sont un nouveau cheval de Troie dans notre vie privée. Leurs enregistrements sont le support d'analyses de plus en plus fines.

Bon nombre d'entre nous ne s'en soucient guère mais ces pratiques commencent à avoir des conséquences concrètes sur nos vies. Par exemple,
nous recevons des publicités de plus en plus personnalisées, ce qui indique que les GAFAM en savent très long sur nos activités, nos centres d'intérêts, nos comportements d'acheteurs et sont capables de les influencer. Ceci explique que deux internautes achetant le même produit ne se verront pas forcément proposer le même tarif selon leur solvabilité et leur personnalité présumées. Google est capable, en combinant la photo que vous venez de prendre et votre géolocalisation, de savoir que vous fêtez l'anniversaire de votre fille au restaurant d'à côté : il vous envoie un message personnalisé... avec une petite pub ! Facebook décide des contenus qui nous sont présentés en priorité et ceux qui nous sont masqués. Avez-vous remarqué comme vous ne voyez plus apparaître les posts de certaines personnes sur votre fil d'actualité ? Or, cette plateforme est devenue la seule source d'information pour nombre de citoyens. La sélection des contenus a notamment influencé l'arrivée de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis ou la sortie du Royaume-Unis de l'Union Européenne. Rien que ça.

Tirons le fil de ce qui pourrait être fait avec ces données : Comment réagiriez-vous demain si votre mutuelle vous proposait un tarif en fonction des informations analysées sur internet, bien plus fiables que vos déclarations lors d'un rendez-vous (consommation d'alcool, restauration au fast food, pratique sportive, statut matrimonial, conditions de travail...) ? Et si les portes de l'entreprise vous étaient définitivement fermées parce que vos données révèlent un licenciement pour faute grave, une difficulté à assurer vos missions ou la participation à un mouvement de grève ? Si demain, sous couvert d'élections libres, les GAFAM ou leurs clients qui disposent des données personnelles parvenaient à influencer le résultats d'un scrutin en faveur d'un candidat de leur choix ?

Ceci pose un véritable problème de libertés publiques ; aucune autre organisation dans l'histoire n'a été en position de contrôler aussi étroitement nos vies. Qu'on se le dise bien, la CIA, le NKVD ou tout autre organe de surveillance étatique n'a jamais été autant informé sur la population que les GAFAM. Leur pouvoir de contrôle dépasse aujourd'hui tout ce qui avait été imaginé par George Orwell dans son roman 1984. Que ce pouvoir soit diffus, insidieux, difficile à déceler et principalement tourné vers le commerce plutôt que sur le contrôle policier ne veut pas dire qu'il n'est pas réel pour autant. D'ailleurs, les gouvernements commencent enfin à prendre la mesure de la menace qui pèse désormais sur l’État de droit et la démocratie lorsqu'une poignée de multinationales concentre un tel pouvoir d'influence sur nos comportements (voir le dossier de L'Humanité).

C'est pourquoi il est urgent de se tourner vers des systèmes d'exploitation et des logiciels libres qui protègent notre vie privée et ce faisant, protègent également la République et la démocratie. Sur PC, les alternatives sont bien présentes et connues même si elles restent marginales. C'est le cas de tous les systèmes qui fonctionnent sur Linux, et notamment Ubuntu qui est certainement le plus facile à installer et à utiliser.

La suite de ce long article concerne les smartphone et plus particulièrement une alternative toute récente à l'Android de Google : le projet /e/. J'ai eu l'occasion de tester ce nouvel environnement smartphone, en voici mon premier retour d'expérience.

2. /e/, une alternative pour smartphone ?


Je suis l’utilisateur lambda que Gaël Duval, développeur à l’initiative du projet /e/, cherche à toucher avec son nouvel environnement smartphone. Je n’ai aucune connaissance particulière en informatique et j’ai simplement été poussé à chercher des alternatives à Android tant je suis excédé par les agissements de Google, le mépris qu’il témoigne pour la vie privée de ses utilisateurs et la fermeture de plus en plus nette d’Android autour des ses applis propriétaires.
J’ai donc été séduit par la promesse de /e/ d’offrir un environnement smartphone « dégoogolisé » et simple d’utilisation.
Au risque de planter mon téléphone, j’ai donc décidé de jouer au geek et de remplacer Android par /e/ ! Sans ménager de suspens inutile, je peux dire que je ne regrette pas cette bravoure.

1. l’installation

Première (mauvaise) surprise, le fabricant de mon téléphone semble réticent à laisser aux utilisateurs le choix de leur système d’exploitation. Pour déverrouiller le téléphone, il faut créer un compte sur son site internet, faire une demande de déblocage puis attendre un délai de 3 jours (oui, oui !) avant de pouvoir enfin effacer le système d’origine. Bienvenue dans le monde libre !
Cela fait, il faut suivre les instructions fournies par la documentation du site internet de /e/. Le tuto disponible est plutôt clair, à condition de maîtriser un minimum d’anglais, mais très technique. Clairement, l’installation n’est pas à la portée de Madame et Monsieur Toutlemonde. Le fait d’avoir un PC sur Ubuntu m’a bien aidé car le terminal est bien plus performant que la commande Windows et propose l’installation directe d’adb et de fastboot, deux modules indispensables pour l’installation.
Pour un utilisateur débrouillard mais non expert comme moi, ce fut une procédure longue, difficile et anxiogène. Si l’objectif de /e/ est de séduire un large public bien au-delà de la sphère geek, il va de soi qu’il faudra simplifier l’installation si ce n’est proposer des portables avec /e/ pré-installé.

2. Prise en main

Une fois installé, /e/ tient ses promesses. Le système est très simple d’utilisation, la navigation agréable et offre toutes les fonctions de base d’un smartphone sur la base d’applications libres et respectueuses de la vie privée. Rien que pour cela, /e/ me satisfait à 90 % et je ne retournerai jamais sur Androïd tant qu’une telle possibilité vivra.

L’un des gros avantages est qu’il reste possible d’installer n’importe quelle application Android présente dans le PlayStore de Google. L’utilisateur peut donc faire le choix de n’utiliser que des applications libres ou bien de retrouver ses applications Android familières s’il le juge indispensable. Cependant, toutes les applications ne sont pas référencées dans la banque proposée par /e/. Pour certaines d’entre elles, il faut donc passer par une procédure assez complexe pour les installer (c’est-à-dire aller chercher le fichier apk de l’application et l’exécuter dans le téléphone).
Peu gourmand en appli, j’en ai installé seulement deux supplémentaires : l’appli des transports en commun de ma ville que j’ai trouvé dans la banque directement disponible sur le téléphone et celle du journal L’humanité que j’ai dû installer manuellement. Toutes deux fonctionnent très bien.

Un autre bon point est la synchronisation des fichiers avec le cloud dont tout utilisateur /e/ dispose. Ainsi, il est possible de déposer un fichier sur son ordinateur pour le retrouver sur son téléphone et vise versa. De même, /e/ permet de synchroniser son agenda et donc de se passer de l’outil Google.

En résumé, vous avez les avantages d’Android sans les inconvénients de google : parfait !

3. Quelques points à améliorer

/e/ est un système très récent et qui n’est pas encore abouti. Il est donc normal qu’il y ait quelques faiblesses, mineures selon moi.

- quelle application SMS ?
Lorsque vous cliquez pour la première fois sur l’application Message en bas du téléphone, une notification vous annonce que ce n’est pas l’application SMS par défaut... de quoi dérouter, surtout les moins à l’aise des utilisateurs. En effet, 3 applications pré-installées peuvent gérer les SMS : Message, Signal et Télégram. Il vous faut donc en choisir une, ce qui, pour ma part était difficile car je n’avais aucun élément pour les évaluer. C’est une confusion dommageable qui, si j’en crois les forums, sera corrigée rapidement avec la suppression de l’installation par défaut de Signal et Telegram.

- Ais-je vraiment la main sur le téléphone ?
C’est la deuxième interrogation qui vous vient. En effet, plusieurs applications non indispensables ne sont pas supprimables comme Signal, Télégram, Weather ou Bliss Launcher (sur lequel on reviendra). On comprend qu’il n’est pas souhaitable de laisser une totale liberté à l’utilisateur : si le navigateur internet pré-installé est supprimé sans qu’un autre ait été téléchargé, l’utilisateur peu averti se retrouve bloqué. Mais un peu plus de souplesse serait selon moi la bienvenue, surtout de la part d’un système qui souhaite redonner du pouvoir à l’utilisateur.

- Le gros point noir : Bliss Launcher
On se le dit, c’est LE raté du système : l’incorrigible Bliss Launcher. Sur mon téléphone, il est absolument inutile et inutilisable ! Cette application censée gérer les widgets que les utilisateurs aiment avoir sur leur téléphone (heure, météo… etc.) est source de nombreux problèmes. D’une part, Bliss Launcher est indéplaçable et ne figure pas sur l’écran d’accueil. Il faut glisser sur l’écran de gauche pour y avoir accès, ce qui n’est pas pratique pour consulter les widgets instantanément (pensez à l’heure). D’autre part, elle est très peu personnalisable car 3 widgets ne sont pas supprimables (Recherche, Suggestion d’applications et Météo) et tous les autres que vous souhaitez ajoutez sont indéplaçables et se positionnent sous les trois précédents, ce qui les rends invisibles sur l’écran au premier coup d’œil. Enfin, l’application bug quasiment à chaque utilisation et demande à redémarrer.
Bref, Bliss Launcher est un vrai point noir, je préférerais une gestion plus souple des widgets comme sur Android où ils peuvent être choisis et disposés selon la convenance de l’utilisateur.

- La synchronisation des e-mails
Un autre point pas si grave mais embêtant quand même concerne la synchronisation des e-mails. En effet, /e/ propose un agrégateur de comptes qui permet de consulter toutes ses adresses sur une même application. Jusqu’ici tout va bien. Simplement, la synchronisation ne s’effectue pas automatiquement et l’utilisateur est obligé de relever manuellement ses courriers. Ceci est dommageable car en oubliant d’effectuer la manipulation, on peut passer à côté de mails importants. A corriger rapidement selon moi sous peine de voir les utilisateurs se rediriger vers des applications propriétaires.

- Pour chipoter, quelques autres points plus anecdotiques :
  • lorsque l’écran est verrouillé, l’appareil photo a tendance à se lancer très facilement. Une fois sur deux, je retrouve mon téléphone avec l’appareil photo actif… pas top ! 
  • Dans Musique, impossible de faire une sélection multiple de pistes audio pour les mettre dans une playlist. Quand vous avez chargé 300 morceaux, c’est long ! 
  • Lorsque la barre de notification est déployée, impossible d’afficher tous les icônes sans passer par la fonction édition. Peu pratique.

Conclusion


 Parmis les différentes solutions pour "dégoogoliser" son smartphone, /e/ offre un bon compromis entre protection de la vie privée, facilité d'utilisation et liberté de l'utilisateur. Après le double échec de Ubuntu tuch et de Firefox OS et en attendant le Librem 5, il faut bien admettre qu'il n'y a pas beaucoup d'autres solutions alternatives accessibles si ce n'est Lineage OS mais plutôt réservé aux connaisseurs. On ne peut que souhaiter longue vie à ce projet.