Vous trouverez ici un résumé complet de l'ouvrage Jaurès et le réformisme révolutionnaire de Jean-Paul Scot, paru en 2014.
Jaurès est connu pour ses combats en faveur de
la paix, de la République, de Dreyfus, de la laïcité… mais beaucoup moins pour
son engagement révolutionnaire et son rapport au marxisme. Or, le projet politique de Jaurès consiste à « résorber et
supprimer le capitalisme » par « l’évolution révolutionnaire ». Il s’engage pour une succession de réformes conduisant à modifier en profondeur
la forme économique, politique et sociale de la France de sorte à opérer une
transition entre la république bourgeoise et la république socialiste. Jaurès
est donc loin du républicain modéré parfois décrit. Il parle lui-même de
« socialisme collectiviste » et milite pour que la classe ouvrière se
saisissent des institutions démocratiques et des moyens de production et
d’échange.
Il ouvre une voie nouvelle, occultée par la
révolution d’Octobre et le bolchévisme, en articulant de manière originale la
République, la démocratie et le socialisme. Il refuse l’opposition caricaturale
et simpliste entre réforme et révolution.
« [il faut] Introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle et qui par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. »
Pour ce faire, il définit 3 leviers (Les
réformes économiques / l’action du parti socialiste / la démocratie ouvrière)
qui s’opposent à la vision des autres courants socialistes. Ceux du
« Grand Soir » (Lafargue, Hervé, Lagardelle, Guesde) pour qui toute
réforme à l’intérieur du système capitaliste est vaine et dangereuse pour le
socialisme ; les ouvriers pouvant se contenter d’un compromis dans le
cadre capitaliste et donc se détourner de la révolution. Et ceux du réformisme
simple (Millerand, Viviani, Briand) qui se contenteraient volontier d’un
aménagement du capitalisme sans portée révolutionnaire.
I.
Les fondements du
socialisme de Jaurès
Élu député à 26 ans, il se dit déjà
« socialiste » et « collectiviste ». Il siège tout d’abord
en tant qu’indépendant au centre-gauche. Ses sources d’inspiration sont Louis
Blanc et Saint-Simon. Il entend défendre un « socialisme vrai ».
Après son échec aux législatives de 1889, il
rédige sa thèse secondaire sur « les vraies sources du socialisme allemand »
et traite de Luther, Kant, Hegel… C’est également le moment où il entreprend de
lire Marx. Il est aidé dans sa tâche par le socialiste et bibliothécaire de
l’ENS Lucien Herr. Il se déclare dès lors pour une éducation économique des
masses et la formation d’un parti socialiste à l’allemande, c’est-à-dire avec
une base doctrinaire très forte. Il rencontre Guesde en 1892. Se nourrissant à
la fois des révolutionnaires français, des socialistes du 19ème et
des théoriciens allemands, Jaurès cherche une voie démocratique au socialisme
garantissant, dans la liberté de chacun, l’égalité des droits et des
conditions.
1-
Jaurès et la Révolution française
En 1886, c’est un républicain social plus qu’un socialiste qui entre à la chambre. Jaurès
souhaite un « socialisme vrai » issu de la Révolution française. Il
entend améliorer la condition ouvrière au nom de la « justice
sociale ». Il s’engage en politique pour défendre et parfaire la
république, fille de la révolution, contre les réactions chrétienne et monarchique.
Jaurès défend les valeurs démocratiques et le suffrage universel sans condition
économique d’accès : « ainsi éclairé et ennobli, le peuple de France
sera à la hauteur de son rôle et de ses droits ». Il s’exprime pour un
régime parlementaire et proportionnel, le principe de la laïcité (séparation
école-Église dans un premier temps en attendant que les consciences soient
prêtes à un État laïque) et une colonisation « civilisatrice » (arrêt
des conquêtes militaires mais conservation de l’Empire pour le rayonnement économique
et culturel de la France).
« Qu’est-ce que la liberté sans l’union, dans une société comme la nôtre, livrée aux hasards de la concurrence, aux jeux subtils de la force, aux rencontres incessantes de la pauvreté et de la richesse ? La liberté sans la solidarité n’est qu’un mot. Et la solidarité elle-même n’est rien si elle reste un sentiment du cœur, si elle ne devient pas une institution ». (1887)
S’étant affirmé socialiste, Jaurès voit dans
la Révolution française l’embryon du socialisme, quitte à estomper les conflits
internes aux révolutionnaires (sur la liberté d’entreprise ou la liberté
économique par exemple) ou à fermer les yeux sur les résultats réels des
mesures décidées par les révolutionnaires. Il défend que « le socialisme
était contenu dans la Révolution française » :
-
Abandon
de l’idée d’une monarchie constitutionnelle au profit de la république,
-
Suffrage
universel,
-
Égalité
civile de tous les membres de la famille,
-
Projet d’un
système d’enseignement gratuit (Condorcet),
-
Nationalisation
des biens du clergé et des émigrés, disparition des privilèges,
-
Action de
Robespierre en faveur d’un droit de propriété subordonné à son utilité sociale
et économique et d’un droit à l’existence.
En cela il s’oppose à ceux qui ne voient dans
la révolution française qu’une révolution bourgeoise (Louis Blanc par exemple)
tout en étant lucide sur l’état de la France : « Les forces
d’inégalité, d’ignorance et de privilège font toujours obstacle » si bien
que cent ans après « la Révolution n’a aboutit qu’à moitié ou pas même à
moitié ». Il n’hésite pas à dénoncer l’action néfaste de l’Église, la
haute finance, la banque, le capital-actions et des propriétaires oisifs. Il
déplore également la faible représentation ouvrière à la chambre et le
caractère oligarchique de la république.
« L’aristocratie de la grande propriété, de la grande industrie, de la grande finance ayant accaparé la République l’a fait dévier, […] le personnel politique par ses origines et ses situations est lié à certains intérêts de classe […] est-ce cela la République Est-cela la démocratie ? » 1887
Mais Jaurès n’est pas encore
« révolutionnaire » et n’a pas encore rencontré Marx. Il s’engage
pour une amélioration de la condition ouvrière, fidèle à la notion
saint-simonienne d’harmonie sociale.
Il propose des caisses de retraite ouvrières alimentées à parts égales par le
patron et les employés, la création de chambres du travail pour améliorer la
production, la propriété sociale de l’entreprise pour rendre aux travailleurs
le fruit de leur labeur.
2-
Jaurès découvre Marx
Battu aux élections de 1889, Jaurès rédige sa
thèse secondaire consacrée à la philosophie politique allemande. Il se
familiarise avec Kant, Hegel, Luther et entame un dialogue avec Marx. Il rattache les fondements du socialisme allemand
aux idéalistes (Hegel, Luther) plus qu’aux matérialistes. Il pense en effet que
c’est Luther (« qui rénove le ciel, rénove la terre ») qui pose les
bases de l’égalité entre les hommes en déclarant que tous les hommes sont
« égaux devant Dieu ». Luther s’oppose ainsi à l’exploitation en
refusant l’égalité des partis dans un contrat entre riche et pauvre et au
profit… rejoignant de fait Marx à partir d’une pensée idéaliste.
Jaurès analyse les succès du SPD allemand aux
législatives de 1890 comme le double fruit de l’unité socialiste dans un
seul parti (même si Jaurès minimise les conflits internes) et de la campagne
d’éducation populaire diffusant Marx et Lassalle au peuple, le tout adossé à
une ligne politique forte (internationalisme, refus de compris avec la
bourgeoisie).
Chez Marx, Il reconnaît la vérité d’une
démarche qui a « d’autant plus de valeur qu’elle est construite à partir
des choses elles-mêmes » et s’en sert pour défendre l’idée qu’il faut accélérer
le mouvement des choses et de l’histoire. Il puise également chez Marx des
concepts-clés dès 1891 (cf. la question
sociale) :
-
L’antagonisme
capital/travail et la division de classe,
-
Distinction
entre la valeur d’usage (condition de toute valeur) et la valeur d’échange (la
mesure de cette valeur en somme de travail),
-
Théorie
de la plus-value dont il dit que « le capitalisme, par le prélèvement mal
justifié de la rente et du dividende est une spoliation permanente
universelle ».
Cependant, Jaurès reste dubitatif face à un
matérialisme qui serait trop mécanique. Il n’oubliera jamais certains arguments
idéalistes et accordera une large place à la métaphysique. Il est coutumier
d’envolées lyriques de ce style : « L’ordre social actuel est
contraire à l’idéal humain, […] la liberté individuelle, la solidarité avec les
autres hommes, la maîtrise des forces naturelles, le sentiment de
l’infini ».
Contre ceux qui voient en Jaurès un socialiste
bon teint, le texte de 1891 est clair : « le socialisme ne doit pas
s’occuper uniquement de la répartition des richesses car la production et la
répartition des richesses sont liées ». Il pose les bases d’un socialisme
révolutionnaire voulant changer les bases de la société : « Si vous
ne voulez pas abolir les classes, par l’abolition du régime capitaliste, vous
ne voulez pas abolir la haine. Vous voulez seulement en amortir les effets pour
continuer […] l’exploitation de l’homme par l’homme ». Pour Jaurès, la
libre concurrence n’est rien de moins que « la guerre des sauvages sous
les apparences de la civilisation ».
« Non, ce n’est pas par son propre jeu que le capitalisme arrivera à se réguler et à s’harmoniser : il n’est pas et ne peut pas être un engin d’égalité puisqu’il est par nature un engin de domination ».
Jaurès semble donc tout à la fois idéaliste et
matérialiste ou, plus précisément pour un mouvement « socialiste
intégral » alliant le socialisme scientifique à celui de la morale. Il se
refuse à opposer les deux et s’emploie à montrer leur articulation dans une
série de conférences à Paris en 1894. Pour lui, ce sont « deux aspects
différents d’une même réalité ». Les conditions économiques sont aussi
importantes que le fond culturel, social, anthropologique dans la perception
des choses et la formation des idées. Il y a donc chez Jaurès interpénétration
de la vie économique et de la vie morale. En ce sens, il ne suit pas Marx quand
ce dernier ne voit dans la religion, la politique, la morale et la culture que
le reflet des conditions économiques.
3-
Jaurès et le collectivisme
Lorsqu’il écrit La question sociale en 1891,
Jaurès n’a que peu d’expérience des luttes sociales et ne connaît pas la
réalité de la lutte des classes. Il va la découvrir à travers le conflit
opposant les mineurs de Carmaux à leur patron.
Tout commence lorsque Jean-Baptiste Calvignac,
socialiste et secrétaire du syndicat des mineurs remporte la mairie de Carmaux
face au candidat de la compagnie. Il est immédiatement licencié. Jaurès, alors
conseillé municipal de Toulouse, lui apporte un soutien républicain tandis que
la grève éclate. Le Tarn est alors dominé économiquement et politiquement par
le patronat, notamment par le marquis de Solages (propriétaire de concession
minière de Carmaux et vainqueur de Jaurès en 1889) et le Baron de Reille, tous
deux députés. Ils n’acceptent pas l’entrée dans le jeu politique des
socialistes et cherchent à supprimer ce mouvement.
Le succès de la grève est retentissant :
De Solages doit démissionner de son poste de député pour conflit d’intérêt et non-respect
de ses engagements devant la République. Il est contraint de réintégrer les
ouvriers grévistes dont Calvignac. Il perd les élections anticipées face à
Jaurès, candidat des ouvriers et des guesdistes (POF ; 52%) puis les
élections générales suivantes d’août 1893 (59%). Jaurès effectue des percées
spectaculaires dans les milieux paysans et les cantons ruraux.
Autre conflit marquant, celui des verriers de
Carmaux. Le patron de la verrerie, Rességuier, a réussi à obtenir le monopole
de la fabrication de bouteilles dans la région. Il utilise son stock colossal (3
mois de production) pour faire pression à la baisse sur les salaires ouvriers.
Les ouvriers refusent et entrent en grève. Jaurès les soutient en dénonçant l’alliance
de Rességuier et de la préfecture comme un « pacte de famine contre les
braves gens ».
Jaurès comprend que toute la machine étatique
est en réalité détournée au profit de la bourgeoisie. Le préfet soutien
Rességuier, la police et l’armée sont mobilisées, les tribunaux attaquent les
grévistes et Jaurès lui-même, le parlement refuse la résolution de Jaurès. Face
à un patronat qui refuse de négocier, Jaurès comprend que les ouvriers ne
peuvent compter que sur eux-mêmes. Ils n’ont qu’un seul moyen d’action :
la grève qui attaque la santé économique de l’entreprise.
« La grève est un moyen barbare de lutte imposé par une société barbare. »
Jaurès défend dès lors l’auto-organisation des
travailleurs au sein de coopératives comme celle des anciens verriers de
Carmaux à Albi. Ceci lui coûte entre autres une défaite électorale aux
législatives de 1898 car les habitants de Carmaux ne lui pardonnent pas le
départ des verriers.
Jaurès mesure également dans ces journées de
lutte les limites du syndicalisme qui n’arrache des victoires qu’au prix d’un
acharnement des grévistes et de lourdes conséquences sur leur vie. Il gagne la
conviction que le socialisme s’imposera par la lutte politique et
l’organisation des travailleurs dans un grand parti socialiste.
« Ceux qui n’admettent pas la lutte des classes peuvent être démocrates, républicains, radicaux ou même radicaux-socialistes ; ils ne sont pas socialistes ».
Jaurès définit les spécificités du socialisme
à la française :
-
Républicain,
-
Matérialiste
et idéaliste,
-
Conservation
de la propriété individuelle et de l’initiative individuelle dès lors qu’elle
est bénéfique. Le collectivisme ne concerne que la propriété du capital.
« Nous voulons supprimer ce qu’il y a d’inique aujourd’hui dans la propriété individuelle ; c’est-à-dire le pouvoir qu’elle donne à l’oisif de vivre indéfiniment par le dividende, le fermage, le loyer, la rente aux dépends de celui qui travaille. »
Jaurès propose une propriété nationale des
moyens de production et des terres qui donneraient un droit d’usage à l’ouvrier
et au paysan. Il se méfie en outre de la propriété de l’État qu’il devine comme
une nouvelle forme de domination sur les travailleurs.
4-
Jaurès et le socialisme intégral
« Comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-même l’émancipation intellectuelle ? » 1893.
II.
L’évolution
révolutionnaire
5-
Jaurès et la crise du marxisme allemand
Jaurès s’interroge sur les modalités de
passage au communisme tant il sait que la lutte syndicale et politique hors du
cadre institutionnel a peu de chance de renverser ou de déconstruire le
capitalisme.
Pour Bernstein : « le but n’est
rien, le mouvement est tout. » Cette vue remet en cause la révolution.
Pour Liebknecht et Luxemburg au contraire il faut bel et bien renverser le
capitalisme et l’État bourgeois.
En France, le mouvement socialiste est très divisé
entre les guesdistes (action révolutionnaire), Millerand (ministérialisme), les
possibilistes (action municipale) et Vaillant et Jaurès (jouer sur les deux
tableaux).
Jaurès imagine 3 scénarii révolutionnaires :
-
Le
suffrage universel,
-
Une poussée
des évènements,
-
Une
insurrection victorieuse.
|
Bernstein
|
Jaurès
|
Le capital
|
Il ne
se concentre pas autant que Marx le dit.
|
Marx
n’a pas fait d’erreur de fond, mais d’agenda.
|
La condition ouvrière
|
Elle
s’améliore, le temps de travail diminue.
|
Le profit
et son taux augmentent. Marx lui-même a réfuté la thèse de la paupérisation
des ouvriers.
|
Le matérialisme historique
|
Il est
trop mécanique, il ne prend pas en compte les autres aspects de l’humain,
seule l’économie est considérée.
|
Les
conditions économiques limitent et déterminent le champ d’action des autres
sphères sociales qui ont cependant leur mouvement propre.
|
La révolution
|
L’évolution
économique rend caduque l’idée de révolution.
|
L’évolution
peut prendre un caractère révolutionnaire.
|
Les classes sociales
|
Elles
n’ont pas de réalité, ne sont pas homogènes. Il faut un compromis avec la
bourgeoisie.
|
Les
rapports de production capitalistes créent de fait des classes antagonistes.
Il souhaite cependant élargir la base sociale du programme socialiste en
appelant les bourgeois à la morale, la raison.
|
Cependant, Jaurès s’oppose à Marx sur les
modalités de dépassement du capitalisme. Que ce soit par les
« évènements » ou par les « urnes », Jaurès considère qu’une
révolution moderne ne se fer qu’avec le concours de la majorité de la
population. Il remet en cause la dictature du prolétariat et se propose de construire
un parti socialiste majoritaire ou participant à une majorité.
« Ce que propose le manifeste, ce n’est pas la méthode de révolution d’une classe sûre d’elle-même et dont l’heure est enfin venue, c’est l’expédiant de Révolution d’une classe impatiente et faible ».
En ce sens, il rejoint les analyses tardives
d’Engels : « la république est les forme politique du socialisme :
elle l’annonce, elle le prépare, elle le contient en quelques mesures ».
6-
L’évolution révolutionnaire, clé de l’unité socialiste
Les socialistes s’unissent dans la SFIO en
1905.
Le rôle de Jaurès est décrit comme mineur par son biographe saint-simonien
Jean-Pierre Rioux (les socialistes allemands auraient imposé une forme de parti
contraire aux idées de Jaurès) ; Jaurès aurait subi la création d’un parti guesdiste selon Jacques Julliard.
Pourtant, Jaurès a été un artisan zélé de l’unité socialiste. L’union
n’est-elle pas une de ses victoires les plus importantes ? Comment se
fait-il dès lors que Jaurès devienne le leader de ce nouveau parti ?
De fait, entre 1898 et 1905, Jaurès consacre une
grande partie de son temps à la construction de l’unité des socialistes, alors
divisés en 5 partis :
-
Parti
ouvrier de France (POF) de Guesde et Lafargue : marxiste orthodoxe
prônant la lutte classe contre classe et la dictature du prolétariat ;
bien implanté dans les villes ouvrières.
-
Parti
socialiste révolutionnaire (PSR) d’Edouard Vaillant : essentiellement
implanté à Paris, d’influence blanquiste, internationaliste et visant la prise
révolutionnaire du pouvoir.
-
Parti
ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane : antiparlementaire
et actif dans les syndicats.
-
Action
communiste (AC) : issu du POSR d’influence blanquiste.
-
Fédération
des travailleurs socialistes de France (FTSF) de Paul Brousse : seul
parti réformiste, proudhonien d’influence possibiliste, c’est-à-dire pour un
socialisme municipal de services.
-
À cela,
il faut ajouter les célèbres indépendants : Millerand, Viviani, Briand et
Jaurès.
Pour donner un aperçu des divisions, l’épisode
de 1899 est révélateur. Millerand accepte un poste de ministre, soutenu dans sa
démarche par le FTSF, le POSR (?) et Jaurès. Face à eux, le POF et le PSR
quitte le groupe parlementaire pour protester contre cette alliance avec
« les bourreaux de la Commune ». Cette question du ministérialisme
ralentit l’unité socialiste en opposant les socialistes pendant plus de 10 ans :
Guesde et Vaillant se rapprochent dans le parti socialiste de France (PSDF) et
Jaurès réplique avec la création du Parti socialiste français (PSF).
Mais le courant guesdiste s’affaibli peu à
peu. Les législatives de 1902 voient le parti de Jaurès remporter 36 sièges
contre seulement 11 pour les guesdistes. Dans le même temps, Vaillant qui
s’oppose à Jaurès sur la question du ministérialisme, est un précieux allié
pour l’unité socialiste. Il ne refuse pas comme les guesdistes les réformes
partielles d’aménagement du capitalisme (retraites ouvrières, prévention des
accidents, services publiques…) et ne nie pas les contradiction internes à la
bourgeoisie. Vaillant comprend l’intérêt des évolutions concrètes et la
nécessité des alliances. Il s’accorde avec Jaurès pour une révolution
s’appuyant sur « la conquête légale de la démocratie ».
Jaurès rejette donc l’idée d’une révolution
violente. Il accorde toutefois un rôle défensif à la violence lorsque les
principes du droit ou les droits humains sont attaqués. Il concède à Vaillant
qu’en cas de crise grave du régime, la violence puisse être utilisée pour
renverser un État bourgeois car la loyauté et la légalité ne peuvent être
convoquées devant l’opportunité de l’instauration du droit.
Reste Guesde qui remporte une victoire
importante sur Jaurès en faisant condamner son soutien au gouvernement radical au
congrès de l’internationale de 1904 - ceci témoigne également des relations
difficiles entre Jaurès et le SPD allemand. Jaurès défend contre Guesde et Kautsky
l’action parlementaire en France et la république, gagnée de haute lutte par
les mouvements populaires. Guesde accuse Jaurès de vouloir sacrifier la lutte
des classes au profit d’une république qui ne fait rien pour les travailleurs
et pour des combats (laïcité, école publique…) inutiles pour les masses (Guesde
dénoncera par exemple l’appauvrissement des familles contraintes d’envoyer
leurs enfants à l’école).
L’unité socialiste aboutit cependant en 1905
sous la pression du SPD allemand. Contrairement à l’idée que Jaurès aurait
capitulé sur tous les points face à Guesde, la déclaration de la SFIO s’appuie
sur l’évolution révolutionnaire sans la nommer : c’est un parti de classe,
révolutionnaire, qui soutiendra les réformes immédiates. C’est bien Jaurès qui
s’impose comme leader du socialisme français et finira d’isoler Guesde.
7-
Jaurès et les radicaux
Le parti radical et les courants socialistes
sont issus de la Révolution française. Ils pratiquent ensemble la défense républicaine (désistement pour
le mieux placé). Mais le parti radical est un parti libéral qui accepte le
capitalisme. Il refuse toute place à l’action collective dans l’histoire au
profit de l’action individuelle des hommes méritant et talentueux. Ainsi, il se
prononce pour la répression des grèves, le remplacement des grévistes, la non-régulation
du marché du travail… Clémenceau déclarera : « je suis l’ennemi
déclaré d’un système de justice redistributive par l’État ou la commune, je
sollicite l’intervention de l’individu, de l’initiative individuelle ».
Certains, plus progressistes comme Léon Bourgeois, acceptent des réformes
sociales sous le sceau de la solidarité tout en rejetant le principe de la
lutte des classes et la remise en cause de la propriété.
La SFIO, quant à elle, défend la journée de 8
heures, le droit syndical dans la fonction publique, la nationalisation des
mines et des grandes industries, l’assurance maladie et chômage, un impôt
progressif sur les successions.
Ceci explique les rapports ambivalents des socialistes
et des radicaux qui tantôt marchent côte à côte, tantôt s’opposent
frontalement.
L’année 1906 voit les tensions se renforcer
entre radicaux et socialistes :
-
Clémenceau
réprime durement les grèves dans le Nord et le 1er mai qui
revendique la journée de 8 heures.
-
La SFIO
ne donne pas de consigne de vote en faveur des radicaux au 2nd tour
des législatives. Ces derniers obtiennent la majorité absolue mais les
socialistes progressent fortement.
La rupture devient inévitable. Selon
Jaurès : « les radicaux n’ont pas trahi mais leur programme (asseoir
la République) est achevé ». Il faut donc que la SFIO occupe une place
autonome à gauche pour mener son programme.
8-
Jaurès et le syndicalisme
Jaurès voit d’un bon œil le regroupement des
travailleurs au sein de confédération de plus en plus larges (CGT). C’est un
moyen de gagner une conscience de classe et de s’agréger aux luttes
émancipatrices. Le syndicalisme apporte des victoires – surtout locales à
l’époque – préparant le socialisme. Jaurès se confronte néanmoins à un
syndicalisme majoritairement antiparlementaire et antiétatique qui voit d’un
mauvais œil son soutien au ministérialisme et son scepticisme quant à l’issue
d’un grand soir obtenu par la grève générale. Pour lui, c’est la situation
révolutionnaire qui provoque la grève générale, pas l’inverse.
III.
Des réformes
révolutionnaires
Jaurès est profondément réformiste, entendu
que la réforme doit préparer le socialisme. Il souhaite faire de la République
pleine et entière « la forme politique du socialisme » selon la
formule d’Engels.
Les combats de Jaurès sont connus. Il a la
particularité d’en remporter un nombre non négligeable. C’est le cas de la loi sur
les accidents du travail (1898) dans laquelle il obtient quelque chose de tout
à fait nouveau : un système d’assurance sociale alimenté et géré à parité
par les salariés et les employeurs ouvrant des droits universels. Certes, la
réforme reste très modeste (ouverture des droits à partir de 65 ans) et fera
dire à Guesde que c’est « une assurance pour les morts ». Mais Jaurès
voit loin :
« Nous sommes sûr qu’un jour, c’est l’organisation générale et systématique de l’assurance, étendue à tous les risques qui se substituera à l’assistance ».
Jaurès milite également pour un contrôle national des grandes industries. Il
comprend déjà que la gestion par l’État n’est pas « proprement
l’idéal » socialiste. Il se prononce pour un contrôle démocratique
incluant les ouvriers et les entreprises et pour une intervention de l’État
proportionnelle à l’enjeu pour la nation. Les dirigeants doivent être élus et
les CA comporter des représentants ouvriers et de la nation. Il propose la
création de 2 institutions :
-
L’association
générale des salariés qui siégera dans les CA,
-
Le
conseil démocratique du travail qui remplacera le Sénat.
Jaurès est également très attentif à la
politique militaire. Il souhaite une armée populaire dédiée à la défense
nationale. Un prolétariat incapable de défendre la nation serait incapable de
se défendre d’attaques contre-révolutionnaires. Ceci l’amène à penser les
rapports entre lutte des classes, sentiment national et internationalisme.
Pour Jaurès, la lutte des classes ne s’oppose
pas à la patrie. Il déclare dans L’armée
nouvelle : « Dans la patrie, une conscience collective s’est
formée en qui les consciences individuelles étaient unies et exaltées ».
Ainsi, « le socialisme se sert de la patrie elle-même pour la transformer
et l’agrandir ».
Il fonde son internationalisme sur la libre fédération
de nations autonomes, « la continuation de l’idée de patrie jusque dans
l’humanité » par la définition d’un droit commun.
Ces questions se renforcent dans les premières
années du 20ème siècle et l’accentuation des tensions
internationales. Si les socialistes français sont dans leur grande majorité
opposés à la guerre, le SPD et les syndicats allemands sont ambigus. Ils ne
s’opposent pas à l’impérialisme du Reich, voire l’appuient et sont fermement
opposés au recours à la grève générale à l’exception de leurs ailes gauches (Liebknecht
et Luxemburg).
IV.
Conclusion
Jaurès est un socialiste qui cherche une voie
révolutionnaire adaptée à son époque et son pays. Il reprend l’idée d’évolution révolutionnaire chez Marx – qui
ne la cite pourtant qu’une seule fois dans toute son œuvre – ce qui lui permet
d’articuler puissamment les acquis de la révolution française et le passage au
socialisme. Il dira :
« La forme précise de l’ordre socialiste est subordonnée au moment précis de son application ».