mardi 20 novembre 2018

Jaurès et le réformisme révolutionnaire


Vous trouverez ici un résumé complet de l'ouvrage Jaurès et le réformisme révolutionnaire de Jean-Paul Scot, paru en 2014.


Jaurès est connu pour ses combats en faveur de la paix, de la République, de Dreyfus, de la laïcité… mais beaucoup moins pour son engagement révolutionnaire et son rapport au marxisme. Or, le projet politique de Jaurès consiste à « résorber et supprimer le capitalisme » par « l’évolution révolutionnaire ». Il s’engage pour une succession de réformes conduisant à modifier en profondeur la forme économique, politique et sociale de la France de sorte à opérer une transition entre la république bourgeoise et la république socialiste. Jaurès est donc loin du républicain modéré parfois décrit. Il parle lui-même de « socialisme collectiviste » et milite pour que la classe ouvrière se saisissent des institutions démocratiques et des moyens de production et d’échange.

Il ouvre une voie nouvelle, occultée par la révolution d’Octobre et le bolchévisme, en articulant de manière originale la République, la démocratie et le socialisme. Il refuse l’opposition caricaturale et simpliste entre réforme et révolution.

« [il faut] Introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle et qui par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. »


Pour ce faire, il définit 3 leviers (Les réformes économiques / l’action du parti socialiste / la démocratie ouvrière) qui s’opposent à la vision des autres courants socialistes. Ceux du « Grand Soir » (Lafargue, Hervé, Lagardelle, Guesde) pour qui toute réforme à l’intérieur du système capitaliste est vaine et dangereuse pour le socialisme ; les ouvriers pouvant se contenter d’un compromis dans le cadre capitaliste et donc se détourner de la révolution. Et ceux du réformisme simple (Millerand, Viviani, Briand) qui se contenteraient volontier d’un aménagement du capitalisme sans portée révolutionnaire.

I.                    Les fondements du socialisme de Jaurès

Élu député à 26 ans, il se dit déjà « socialiste » et « collectiviste ». Il siège tout d’abord en tant qu’indépendant au centre-gauche. Ses sources d’inspiration sont Louis Blanc et Saint-Simon. Il entend défendre un « socialisme vrai ».

Après son échec aux législatives de 1889, il rédige sa thèse secondaire sur « les vraies sources du socialisme allemand » et traite de Luther, Kant, Hegel… C’est également le moment où il entreprend de lire Marx. Il est aidé dans sa tâche par le socialiste et bibliothécaire de l’ENS Lucien Herr. Il se déclare dès lors pour une éducation économique des masses et la formation d’un parti socialiste à l’allemande, c’est-à-dire avec une base doctrinaire très forte. Il rencontre Guesde en 1892. Se nourrissant à la fois des révolutionnaires français, des socialistes du 19ème et des théoriciens allemands, Jaurès cherche une voie démocratique au socialisme garantissant, dans la liberté de chacun, l’égalité des droits et des conditions.

1-        Jaurès et la Révolution française

En 1886, c’est un républicain social plus qu’un socialiste qui entre à la chambre. Jaurès souhaite un « socialisme vrai » issu de la Révolution française. Il entend améliorer la condition ouvrière au nom de la « justice sociale ». Il s’engage en politique pour défendre et parfaire la république, fille de la révolution, contre les réactions chrétienne et monarchique. Jaurès défend les valeurs démocratiques et le suffrage universel sans condition économique d’accès : « ainsi éclairé et ennobli, le peuple de France sera à la hauteur de son rôle et de ses droits ». Il s’exprime pour un régime parlementaire et proportionnel, le principe de la laïcité (séparation école-Église dans un premier temps en attendant que les consciences soient prêtes à un État laïque) et une colonisation « civilisatrice » (arrêt des conquêtes militaires mais conservation de l’Empire pour le rayonnement économique et culturel de la France).

 « Qu’est-ce que la liberté sans l’union, dans une société comme la nôtre, livrée aux hasards de la concurrence, aux jeux subtils de la force, aux rencontres incessantes de la pauvreté et de la richesse ? La liberté sans la solidarité n’est qu’un mot. Et la solidarité elle-même n’est rien si elle reste un sentiment du cœur, si elle ne devient pas une institution ». (1887)

S’étant affirmé socialiste, Jaurès voit dans la Révolution française l’embryon du socialisme, quitte à estomper les conflits internes aux révolutionnaires (sur la liberté d’entreprise ou la liberté économique par exemple) ou à fermer les yeux sur les résultats réels des mesures décidées par les révolutionnaires. Il défend que « le socialisme était contenu dans la Révolution française » :
-            Abandon de l’idée d’une monarchie constitutionnelle au profit de la république,
-            Suffrage universel,
-            Égalité civile de tous les membres de la famille,
-            Projet d’un système d’enseignement gratuit (Condorcet),
-            Nationalisation des biens du clergé et des émigrés, disparition des privilèges,
-            Action de Robespierre en faveur d’un droit de propriété subordonné à son utilité sociale et économique et d’un droit à l’existence.

En cela il s’oppose à ceux qui ne voient dans la révolution française qu’une révolution bourgeoise (Louis Blanc par exemple) tout en étant lucide sur l’état de la France : « Les forces d’inégalité, d’ignorance et de privilège font toujours obstacle » si bien que cent ans après « la Révolution n’a aboutit qu’à moitié ou pas même à moitié ». Il n’hésite pas à dénoncer l’action néfaste de l’Église, la haute finance, la banque, le capital-actions et des propriétaires oisifs. Il déplore également la faible représentation ouvrière à la chambre et le caractère oligarchique de la république.

« L’aristocratie de la grande propriété, de la grande industrie, de la grande finance ayant accaparé la République l’a fait dévier, […] le personnel politique par ses origines et ses situations est lié à certains intérêts de classe […] est-ce cela la République Est-cela la démocratie ? » 1887

Mais Jaurès n’est pas encore « révolutionnaire » et n’a pas encore rencontré Marx. Il s’engage pour une amélioration de la condition ouvrière, fidèle à la notion saint-simonienne d’harmonie sociale. Il propose des caisses de retraite ouvrières alimentées à parts égales par le patron et les employés, la création de chambres du travail pour améliorer la production, la propriété sociale de l’entreprise pour rendre aux travailleurs le fruit de leur labeur.

2-       Jaurès découvre Marx

Battu aux élections de 1889, Jaurès rédige sa thèse secondaire consacrée à la philosophie politique allemande. Il se familiarise avec Kant, Hegel, Luther et entame un dialogue avec Marx. Il rattache les fondements du socialisme allemand aux idéalistes (Hegel, Luther) plus qu’aux matérialistes. Il pense en effet que c’est Luther (« qui rénove le ciel, rénove la terre ») qui pose les bases de l’égalité entre les hommes en déclarant que tous les hommes sont « égaux devant Dieu ». Luther s’oppose ainsi à l’exploitation en refusant l’égalité des partis dans un contrat entre riche et pauvre et au profit… rejoignant de fait Marx à partir d’une pensée idéaliste.  

Jaurès analyse les succès du SPD allemand aux législatives de 1890 comme le double fruit de l’unité socialiste dans un seul parti (même si Jaurès minimise les conflits internes) et de la campagne d’éducation populaire diffusant Marx et Lassalle au peuple, le tout adossé à une ligne politique forte (internationalisme, refus de compris avec la bourgeoisie).

Chez Marx, Il reconnaît la vérité d’une démarche qui a « d’autant plus de valeur qu’elle est construite à partir des choses elles-mêmes » et s’en sert pour défendre l’idée qu’il faut accélérer le mouvement des choses et de l’histoire. Il puise également chez Marx des concepts-clés dès 1891 (cf. la question sociale) :
-            L’antagonisme capital/travail et la division de classe,
-            Distinction entre la valeur d’usage (condition de toute valeur) et la valeur d’échange (la mesure de cette valeur en somme de travail),
-            Théorie de la plus-value dont il dit que « le capitalisme, par le prélèvement mal justifié de la rente et du dividende est une spoliation permanente universelle ».

Cependant, Jaurès reste dubitatif face à un matérialisme qui serait trop mécanique. Il n’oubliera jamais certains arguments idéalistes et accordera une large place à la métaphysique. Il est coutumier d’envolées lyriques de ce style : « L’ordre social actuel est contraire à l’idéal humain, […] la liberté individuelle, la solidarité avec les autres hommes, la maîtrise des forces naturelles, le sentiment de l’infini ».

Contre ceux qui voient en Jaurès un socialiste bon teint, le texte de 1891 est clair : « le socialisme ne doit pas s’occuper uniquement de la répartition des richesses car la production et la répartition des richesses sont liées ». Il pose les bases d’un socialisme révolutionnaire voulant changer les bases de la société : « Si vous ne voulez pas abolir les classes, par l’abolition du régime capitaliste, vous ne voulez pas abolir la haine. Vous voulez seulement en amortir les effets pour continuer […] l’exploitation de l’homme par l’homme ». Pour Jaurès, la libre concurrence n’est rien de moins que « la guerre des sauvages sous les apparences de la civilisation ».

« Non, ce n’est pas par son propre jeu que le capitalisme arrivera à se réguler et à s’harmoniser : il n’est pas et ne peut pas être un engin d’égalité puisqu’il est par nature un engin de domination ».

Jaurès semble donc tout à la fois idéaliste et matérialiste ou, plus précisément pour un mouvement « socialiste intégral » alliant le socialisme scientifique à celui de la morale. Il se refuse à opposer les deux et s’emploie à montrer leur articulation dans une série de conférences à Paris en 1894. Pour lui, ce sont « deux aspects différents d’une même réalité ». Les conditions économiques sont aussi importantes que le fond culturel, social, anthropologique dans la perception des choses et la formation des idées. Il y a donc chez Jaurès interpénétration de la vie économique et de la vie morale. En ce sens, il ne suit pas Marx quand ce dernier ne voit dans la religion, la politique, la morale et la culture que le reflet des conditions économiques.

3-       Jaurès et le collectivisme

Lorsqu’il écrit La question sociale en 1891, Jaurès n’a que peu d’expérience des luttes sociales et ne connaît pas la réalité de la lutte des classes. Il va la découvrir à travers le conflit opposant les mineurs de Carmaux à leur patron.

Tout commence lorsque Jean-Baptiste Calvignac, socialiste et secrétaire du syndicat des mineurs remporte la mairie de Carmaux face au candidat de la compagnie. Il est immédiatement licencié. Jaurès, alors conseillé municipal de Toulouse, lui apporte un soutien républicain tandis que la grève éclate. Le Tarn est alors dominé économiquement et politiquement par le patronat, notamment par le marquis de Solages (propriétaire de concession minière de Carmaux et vainqueur de Jaurès en 1889) et le Baron de Reille, tous deux députés. Ils n’acceptent pas l’entrée dans le jeu politique des socialistes et cherchent à supprimer ce mouvement.

Le succès de la grève est retentissant : De Solages doit démissionner de son poste de député pour conflit d’intérêt et non-respect de ses engagements devant la République. Il est contraint de réintégrer les ouvriers grévistes dont Calvignac. Il perd les élections anticipées face à Jaurès, candidat des ouvriers et des guesdistes (POF ; 52%) puis les élections générales suivantes d’août 1893 (59%). Jaurès effectue des percées spectaculaires dans les milieux paysans et les cantons ruraux.

Autre conflit marquant, celui des verriers de Carmaux. Le patron de la verrerie, Rességuier, a réussi à obtenir le monopole de la fabrication de bouteilles dans la région. Il utilise son stock colossal (3 mois de production) pour faire pression à la baisse sur les salaires ouvriers. Les ouvriers refusent et entrent en grève. Jaurès les soutient en dénonçant l’alliance de Rességuier et de la préfecture comme un « pacte de famine contre les braves gens ».

Jaurès comprend que toute la machine étatique est en réalité détournée au profit de la bourgeoisie. Le préfet soutien Rességuier, la police et l’armée sont mobilisées, les tribunaux attaquent les grévistes et Jaurès lui-même, le parlement refuse la résolution de Jaurès. Face à un patronat qui refuse de négocier, Jaurès comprend que les ouvriers ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ils n’ont qu’un seul moyen d’action : la grève qui attaque la santé économique de l’entreprise.

« La grève est un moyen barbare de lutte imposé par une société barbare. »

Jaurès défend dès lors l’auto-organisation des travailleurs au sein de coopératives comme celle des anciens verriers de Carmaux à Albi. Ceci lui coûte entre autres une défaite électorale aux législatives de 1898 car les habitants de Carmaux ne lui pardonnent pas le départ des verriers.

Jaurès mesure également dans ces journées de lutte les limites du syndicalisme qui n’arrache des victoires qu’au prix d’un acharnement des grévistes et de lourdes conséquences sur leur vie. Il gagne la conviction que le socialisme s’imposera par la lutte politique et l’organisation des travailleurs dans un grand parti socialiste.

« Ceux qui n’admettent pas la lutte des classes peuvent être démocrates, républicains, radicaux ou même radicaux-socialistes ; ils ne sont pas socialistes ».

Jaurès définit les spécificités du socialisme à la française :
-          Républicain,
-          Matérialiste et idéaliste,
-          Conservation de la propriété individuelle et de l’initiative individuelle dès lors qu’elle est bénéfique. Le collectivisme ne concerne que la propriété du capital.

« Nous voulons supprimer ce qu’il y a d’inique aujourd’hui dans la propriété individuelle ; c’est-à-dire le pouvoir qu’elle donne à l’oisif de vivre indéfiniment par le dividende, le fermage, le loyer, la rente aux dépends de celui qui travaille. »

Jaurès propose une propriété nationale des moyens de production et des terres qui donneraient un droit d’usage à l’ouvrier et au paysan. Il se méfie en outre de la propriété de l’État qu’il devine comme une nouvelle forme de domination sur les travailleurs.

4-       Jaurès et le socialisme intégral

« Comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-même l’émancipation intellectuelle ? » 1893.


II.                 L’évolution révolutionnaire

 5-       Jaurès et la crise du marxisme allemand

Jaurès s’interroge sur les modalités de passage au communisme tant il sait que la lutte syndicale et politique hors du cadre institutionnel a peu de chance de renverser ou de déconstruire le capitalisme.

Pour Bernstein : « le but n’est rien, le mouvement est tout. » Cette vue remet en cause la révolution. Pour Liebknecht et Luxemburg au contraire il faut bel et bien renverser le capitalisme et l’État bourgeois.

En France, le mouvement socialiste est très divisé entre les guesdistes (action révolutionnaire), Millerand (ministérialisme), les possibilistes (action municipale) et Vaillant et Jaurès (jouer sur les deux tableaux).

Jaurès imagine 3 scénarii révolutionnaires :
-          Le suffrage universel,
-          Une poussée des évènements,
-          Une insurrection victorieuse.

 
Bernstein
Jaurès
Le capital
Il ne se concentre pas autant que Marx le dit.
Marx n’a pas fait d’erreur de fond, mais d’agenda.
La condition ouvrière
Elle s’améliore, le temps de travail diminue.
Le profit et son taux augmentent. Marx lui-même a réfuté la thèse de la paupérisation des ouvriers.
Le matérialisme historique
Il est trop mécanique, il ne prend pas en compte les autres aspects de l’humain, seule l’économie est considérée.
Les conditions économiques limitent et déterminent le champ d’action des autres sphères sociales qui ont cependant leur mouvement propre.
La révolution
L’évolution économique rend caduque l’idée de révolution.
L’évolution peut prendre un caractère révolutionnaire.
Les classes sociales
Elles n’ont pas de réalité, ne sont pas homogènes. Il faut un compromis avec la bourgeoisie.
Les rapports de production capitalistes créent de fait des classes antagonistes. Il souhaite cependant élargir la base sociale du programme socialiste en appelant les bourgeois à la morale, la raison.

Cependant, Jaurès s’oppose à Marx sur les modalités de dépassement du capitalisme. Que ce soit par les « évènements » ou par les « urnes », Jaurès considère qu’une révolution moderne ne se fer qu’avec le concours de la majorité de la population. Il remet en cause la dictature du prolétariat et se propose de construire un parti socialiste majoritaire ou participant à une majorité.

« Ce que propose le manifeste, ce n’est pas la méthode de révolution d’une classe sûre d’elle-même et dont l’heure est enfin venue, c’est l’expédiant de Révolution d’une classe impatiente et faible ».

En ce sens, il rejoint les analyses tardives d’Engels : « la république est les forme politique du socialisme : elle l’annonce, elle le prépare, elle le contient en quelques mesures ».

6-       L’évolution révolutionnaire, clé de l’unité socialiste

Les socialistes s’unissent dans la SFIO en 1905.

Le rôle de Jaurès est décrit comme mineur par son biographe saint-simonien Jean-Pierre Rioux (les socialistes allemands auraient imposé une forme de parti contraire aux idées de Jaurès) ; Jaurès aurait subi la création d’un parti guesdiste selon Jacques Julliard. Pourtant, Jaurès a été un artisan zélé de l’unité socialiste. L’union n’est-elle pas une de ses victoires les plus importantes ? Comment se fait-il dès lors que Jaurès devienne le leader de ce nouveau parti ?

De fait, entre 1898 et 1905, Jaurès consacre une grande partie de son temps à la construction de l’unité des socialistes, alors divisés en 5 partis :
-            Parti ouvrier de France (POF) de Guesde et Lafargue : marxiste orthodoxe prônant la lutte classe contre classe et la dictature du prolétariat ; bien implanté dans les villes ouvrières.
-            Parti socialiste révolutionnaire (PSR) d’Edouard Vaillant : essentiellement implanté à Paris, d’influence blanquiste, internationaliste et visant la prise révolutionnaire du pouvoir.
-            Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane : antiparlementaire et actif dans les syndicats.
-            Action communiste (AC) : issu du POSR d’influence blanquiste.
-            Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF) de Paul Brousse : seul parti réformiste, proudhonien d’influence possibiliste, c’est-à-dire pour un socialisme municipal de services.
-            À cela, il faut ajouter les célèbres indépendants : Millerand, Viviani, Briand et Jaurès.

Pour donner un aperçu des divisions, l’épisode de 1899 est révélateur. Millerand accepte un poste de ministre, soutenu dans sa démarche par le FTSF, le POSR (?) et Jaurès. Face à eux, le POF et le PSR quitte le groupe parlementaire pour protester contre cette alliance avec « les bourreaux de la Commune ». Cette question du ministérialisme ralentit l’unité socialiste en opposant les socialistes pendant plus de 10 ans : Guesde et Vaillant se rapprochent dans le parti socialiste de France (PSDF) et Jaurès réplique avec la création du Parti socialiste français (PSF).

Mais le courant guesdiste s’affaibli peu à peu. Les législatives de 1902 voient le parti de Jaurès remporter 36 sièges contre seulement 11 pour les guesdistes. Dans le même temps, Vaillant qui s’oppose à Jaurès sur la question du ministérialisme, est un précieux allié pour l’unité socialiste. Il ne refuse pas comme les guesdistes les réformes partielles d’aménagement du capitalisme (retraites ouvrières, prévention des accidents, services publiques…) et ne nie pas les contradiction internes à la bourgeoisie. Vaillant comprend l’intérêt des évolutions concrètes et la nécessité des alliances. Il s’accorde avec Jaurès pour une révolution s’appuyant sur « la conquête légale de la démocratie ».

Jaurès rejette donc l’idée d’une révolution violente. Il accorde toutefois un rôle défensif à la violence lorsque les principes du droit ou les droits humains sont attaqués. Il concède à Vaillant qu’en cas de crise grave du régime, la violence puisse être utilisée pour renverser un État bourgeois car la loyauté et la légalité ne peuvent être convoquées devant l’opportunité de l’instauration du droit.

Reste Guesde qui remporte une victoire importante sur Jaurès en faisant condamner son soutien au gouvernement radical au congrès de l’internationale de 1904 - ceci témoigne également des relations difficiles entre Jaurès et le SPD allemand. Jaurès défend contre Guesde et Kautsky l’action parlementaire en France et la république, gagnée de haute lutte par les mouvements populaires. Guesde accuse Jaurès de vouloir sacrifier la lutte des classes au profit d’une république qui ne fait rien pour les travailleurs et pour des combats (laïcité, école publique…) inutiles pour les masses (Guesde dénoncera par exemple l’appauvrissement des familles contraintes d’envoyer leurs enfants à l’école).

L’unité socialiste aboutit cependant en 1905 sous la pression du SPD allemand. Contrairement à l’idée que Jaurès aurait capitulé sur tous les points face à Guesde, la déclaration de la SFIO s’appuie sur l’évolution révolutionnaire sans la nommer : c’est un parti de classe, révolutionnaire, qui soutiendra les réformes immédiates. C’est bien Jaurès qui s’impose comme leader du socialisme français et finira d’isoler Guesde.

7-       Jaurès et les radicaux

Le parti radical et les courants socialistes sont issus de la Révolution française. Ils pratiquent ensemble la défense républicaine (désistement pour le mieux placé). Mais le parti radical est un parti libéral qui accepte le capitalisme. Il refuse toute place à l’action collective dans l’histoire au profit de l’action individuelle des hommes méritant et talentueux. Ainsi, il se prononce pour la répression des grèves, le remplacement des grévistes, la non-régulation du marché du travail… Clémenceau déclarera : « je suis l’ennemi déclaré d’un système de justice redistributive par l’État ou la commune, je sollicite l’intervention de l’individu, de l’initiative individuelle ». Certains, plus progressistes comme Léon Bourgeois, acceptent des réformes sociales sous le sceau de la solidarité tout en rejetant le principe de la lutte des classes et la remise en cause de la propriété.

La SFIO, quant à elle, défend la journée de 8 heures, le droit syndical dans la fonction publique, la nationalisation des mines et des grandes industries, l’assurance maladie et chômage, un impôt progressif sur les successions.

Ceci explique les rapports ambivalents des socialistes et des radicaux qui tantôt marchent côte à côte, tantôt s’opposent frontalement.

L’année 1906 voit les tensions se renforcer entre radicaux et socialistes :
-            Clémenceau réprime durement les grèves dans le Nord et le 1er mai qui revendique la journée de 8 heures.
-            La SFIO ne donne pas de consigne de vote en faveur des radicaux au 2nd tour des législatives. Ces derniers obtiennent la majorité absolue mais les socialistes progressent fortement.

La rupture devient inévitable. Selon Jaurès : « les radicaux n’ont pas trahi mais leur programme (asseoir la République) est achevé ». Il faut donc que la SFIO occupe une place autonome à gauche pour mener son programme.

8-       Jaurès et le syndicalisme

Jaurès voit d’un bon œil le regroupement des travailleurs au sein de confédération de plus en plus larges (CGT). C’est un moyen de gagner une conscience de classe et de s’agréger aux luttes émancipatrices. Le syndicalisme apporte des victoires – surtout locales à l’époque – préparant le socialisme. Jaurès se confronte néanmoins à un syndicalisme majoritairement antiparlementaire et antiétatique qui voit d’un mauvais œil son soutien au ministérialisme et son scepticisme quant à l’issue d’un grand soir obtenu par la grève générale. Pour lui, c’est la situation révolutionnaire qui provoque la grève générale, pas l’inverse.

III.              Des réformes révolutionnaires

Jaurès est profondément réformiste, entendu que la réforme doit préparer le socialisme. Il souhaite faire de la République pleine et entière « la forme politique du socialisme » selon la formule d’Engels.

Les combats de Jaurès sont connus. Il a la particularité d’en remporter un nombre non négligeable. C’est le cas de la loi sur les accidents du travail (1898) dans laquelle il obtient quelque chose de tout à fait nouveau : un système d’assurance sociale alimenté et géré à parité par les salariés et les employeurs ouvrant des droits universels. Certes, la réforme reste très modeste (ouverture des droits à partir de 65 ans) et fera dire à Guesde que c’est « une assurance pour les morts ». Mais Jaurès voit loin :

« Nous sommes sûr qu’un jour, c’est l’organisation générale et systématique de l’assurance, étendue à tous les risques qui se substituera à l’assistance ».

Jaurès milite également pour un contrôle national des grandes industries. Il comprend déjà que la gestion par l’État n’est pas « proprement l’idéal » socialiste. Il se prononce pour un contrôle démocratique incluant les ouvriers et les entreprises et pour une intervention de l’État proportionnelle à l’enjeu pour la nation. Les dirigeants doivent être élus et les CA comporter des représentants ouvriers et de la nation. Il propose la création de 2 institutions :
-            L’association générale des salariés qui siégera dans les CA,
-            Le conseil démocratique du travail qui remplacera le Sénat.

Jaurès est également très attentif à la politique militaire. Il souhaite une armée populaire dédiée à la défense nationale. Un prolétariat incapable de défendre la nation serait incapable de se défendre d’attaques contre-révolutionnaires. Ceci l’amène à penser les rapports entre lutte des classes, sentiment national et internationalisme.

Pour Jaurès, la lutte des classes ne s’oppose pas à la patrie. Il déclare dans L’armée nouvelle : « Dans la patrie, une conscience collective s’est formée en qui les consciences individuelles étaient unies et exaltées ». Ainsi, « le socialisme se sert de la patrie elle-même pour la transformer et l’agrandir ».

Il fonde son internationalisme sur la libre fédération de nations autonomes, « la continuation de l’idée de patrie jusque dans l’humanité » par la définition d’un droit commun.

Ces questions se renforcent dans les premières années du 20ème siècle et l’accentuation des tensions internationales. Si les socialistes français sont dans leur grande majorité opposés à la guerre, le SPD et les syndicats allemands sont ambigus. Ils ne s’opposent pas à l’impérialisme du Reich, voire l’appuient et sont fermement opposés au recours à la grève générale à l’exception de leurs ailes gauches (Liebknecht et Luxemburg).

IV.              Conclusion

Jaurès est un socialiste qui cherche une voie révolutionnaire adaptée à son époque et son pays. Il reprend l’idée d’évolution révolutionnaire chez Marx – qui ne la cite pourtant qu’une seule fois dans toute son œuvre – ce qui lui permet d’articuler puissamment les acquis de la révolution française et le passage au socialisme. Il dira :

 « La forme précise de l’ordre socialiste est subordonnée au moment précis de son application ».